« Nos services ont découvert que vous étiez secrètement amoureuse de l’un de vos collègues de travail.
- Comment le savez-vous ?! Je ne l’ai jamais confié à personne ?! - Peu importe. L’émoi amoureux n’est pas critiquable en soi. Le seul souci, c’est que trois autres jeunes femmes sont également amoureuses de ce garçon. - Je le sais bien. Elles ne cessent de lui tourner autour. - Vous n’ignorez pas qu’un individu, quel qu’il soit, ne peut faire l‘objet de plus de trois focalisations passionnelles. Au-delà, il encourt l’abolition. En vous comptabilisant, nous dépassons ce plafond. - Vous ne pouvez quand même pas l’abolir pour ce motif ? - C’est notre rôle. Mais dites-vous que cela n’arriverait pas si vous ou l’une des trois autres jeunes filles cessiez d’en être amoureuse. - Je comprends… Écoutez, j’ignore si cela peut débloquer la situation mais j’ai constaté une étrange effervescence autour d’une de mes trois rivales : elle est depuis quelques semaines l’objet de plusieurs focalisations. Je suis sûre qu’ils sont au moins quatre garçons à en être amoureux. - Intéressant. C’est en effet une information de nature à changer la donne. - Non pas que je souhaite son abolition mais si, en appliquant la loi, vous la soustrayez du nombre d’une façon que je n’ai pas à connaître, nous ne serons plus que trois à focaliser sur mon collègue. - Vous avez un sens arithmétique très aigu. Reste cependant à étudier la question de l’antériorité. - C'est-à-dire ? - Déterminer qui de ce garçon ou de cette jeune fille a dépassé le premier ou la première le plafond des focalisations passionnelles ? - La fille assurément. C’est une réalité dont je peux témoigner : j’en avais connaissance bien avant de tomber amoureuse. - Voilà qui est parfait. Nous allons être amenés à réévaluer la situation à la lumière de ces nouveaux éléments. - Heureuse d’avoir pu vous apporter mon concours. Vérifiez en même temps que mes deux autres rivales n’enfreignent pas elles aussi la loi. Elles n’ont ni beauté ni esprit mais sait-on jamais. - Vous faites bien de nous le signaler. Décidément, vous êtes une jeune femme pleine de ressources.»
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« Quel est l’objet de votre visite ?
- Je viens d’être victime d’un cambriolage à domicile avec effraction. - Très bien… Avant toute chose, vous n’ignorez pas que ce statut requiert la plus grande discrétion. Toute publicité est prohibée. - Je m’en suis seulement ouvert à mes voisins. - Voilà qui complique les choses. A leurs yeux, vous risquez de passer pour celui qui a été victime d’un cambriolage. - C’est gênant ? - Disons que cela vous distingue. Il vaudrait mieux que le préjudice soit dérisoire. - On m’a volé une pastille de dispense, deux paracollectifs usagés et un lot d’œillères de croisement. - On reste dans le domaine du raisonnable. Ces objets étaient tous anonymisés ? - Oui. - Dommage. Votre cambrioleur pourra en user sans risque d’être repéré. - Mais l’anonymisation est obligatoire. - C’est vrai. Cependant, si j’étais vous, du fait que vous ignorez l’identité du cambrioleur, j’éviterais de déposer plainte. Essayez plutôt de vous persuader qu’il ne s’est rien passé. - Pardon ? - Sur la feuille de déposition, seul votre nom sera indiqué, pas celui du voleur. En général, nos enquêteurs, tous assermentés, ne cherchent pas plus loin. - Ils effectuent bien un travail d’investigation ? - Bien sûr, c’est leur cœur de métier sauf qu’ils disposeront déjà d’un nom : le vôtre. - C’est un peu normal, je suis la victime. - Les choses sont bien plus subtiles que vous ne l’imaginez. Songez à la singularité de la situation : sur la feuille, votre nom, pas un seul autre pour faire diversion, non, uniquement le vôtre. - Et c’est grave ? - C’est délicat. - Hum … je vais peut-être dans ce cas ne faire aucune déclaration. Mais que dire à mes voisins ? - Racontez-leur que vous vous êtes trompé. Vous avez oublié par exemple que vous aviez la veille descendu ces objets censément volés à la cave. - Mais pour l’effraction. - Une distraction de votre part en manipulant votre serrure. - Ils vont s’imaginer que je perds la tête. - C’est moins dommageable que la présence solitaire de votre seul nom sur le dépôt de plainte. - Vous avez mille fois raison. Merci pour vos diligents conseils… Dites-moi, des plaintes, vous en enregistrez beaucoup ? - Curieusement non. Même la main courante reste vierge. La preuve que nos institutions fonctionnent bien. Beauté de la loi comme on dit. - Oui… beauté de la loi. » « Vous connaissez les identités des censeurs ?
- Non. Leur anonymat est préservé afin de les mettre à l’abri de toute pression. Ils s’autocontrôlent et sont contrôlés par une source externe régie par un processus de caducité aléatoire et un renfort au tiers. - Un renfort au tiers vous dites ? Je maîtrise mal ces éléments mais je vous fais confiance. Savent-ils au moins ce qu’ils censurent ? - De façon très approximative. Le concept de caducité les porte à croire que chacune de leurs décisions est le fait d’une autorité parallèle. - C’est un mécanisme étrange. - Très étrange en effet. L’idée est de tendre à un monde déhiérarchisé. A mon avis, il s’agit là d’une utopie délétère. - Une quoi ? - Une utopie délétère. - Vous y allez fort ! Vous avez conscience de la violence de cette alliance verbale ! Une utopie délétère ! Personne n’a jamais osé décrire nos institutions de cette façon-là ! - Je ne vois aucune violence critique dans cette alliance verbale. -. Je suis contraint d’exiger une mise sous séquestre de vos propos. Ça ne peut en rester là ! - J'ai le sentiment bizarre que vous surjouez l’indignation. - Mais vous vous êtes écouté ! Une utopie délétère ! Grands dieux ! En parlant ainsi en ma présence, vous m’avez exposé ! - Que venez-vous de dire à l’instant !? - J’ai dit qu’en parlant ainsi en ma présence, vous m’aviez exposé. - Non, juste avant. - Je ne sais plus - Vous avez dit « Grands dieux ». - Et alors ? - Cette expression n’est plus autorisée : faire référence à un ou plusieurs dieux de quelque façon que ce soit est passible d’une consignation verbale. - Vous ne manquez pas de toupet. Vous cherchez à me mettre dans une situation exactement parallèle à la vôtre. - Vous vous y êtes mis tout seul. Mais ne pourrait-on pas justement s’accorder ? Vous tirez un trait sur « utopie délétère » et j’oublie « grands dieux ». - Vous faites preuve d’une manipulation rhétorique à vomir ! - Soyez sans inquiétude, ça ne fait pas mal. » « L’ambiance est proprement prérévolutionnaire. On vient de détecter un début d’emballement dans certains faubourgs du nord-est de Curriculum. Des actes de dégradation sporadiques ont été commis lors d’une soirée équinoxiale, des négligences relevées sur deux antennes de triangulation, des déviances surprises aux premières heures de la nuit, entre chien et loup.
- Soyez plus factuel. - OK, vous l’aurez voulu : trois graffitis obscènes ont été découverts sur le mur d’un bureau de conformité social du parc Samarkand, une feuille de préconisation sans référence abandonnée dans un caniveau du secteur Byzance. Un quidam a protesté dans une file d’attente de la gare routière de Protozoï. Un miroir a été détemporisé dans un cabinet de nivellement sanitaire à Elseneur, une poubelle renversée au bas d’une contre-allée de la Promenade saline, un puits d’archives comblé par erreur sur le site d’Orsenna, quatre joueurs de tarot repérés en pleine partie au fond d’une impasse en périphérie de Raguse. Comment appeler ça si ce n’est pas un début d’emballement ?! - J’avoue que ces faits sont troublants et plutôt inattendus. Individuellement, on pourrait les considérer comme insignifiants mais je reconnais que leur accumulation fait sens. Il conviendrait dans ce cas de lister les personnes qui ont établi un lien entre ces événements factieux. - Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. - Il nous faudrait les identités de ceux qui ont fait un rapprochement entre ces petits incidents disparates. - Je pense être la seule personne à avoir fait ce rapprochement. - Donc, il n’y aurait que vous à pouvoir réellement affirmer que l’ambiance est prérévolutionnaire, personne d’autre ? - A mon avis, oui. - Au moins voilà une bonne nouvelle. Une seconde question : êtes-vous, en ce moment, comme je le suis moi-même, détenteur d’une pastille de dispense ? - Non, j’ai utilisé la dernière que j’avais il y a quelques jours. - C’est fâcheux. - Pourquoi ? - Parce qu’il est souvent plus avantageux d’abolir le thermomètre que de traiter la fièvre. - Et… ? - Vous allez sans doute penser que je fais de l’humour : vous avez plus ou moins raison. Prenez, si ça vous chante, mes paroles au sens littéral : à mon avis, vous êtes le thermomètre. » « Une rumeur circule selon laquelle vous auriez complètement retiré votre heaume d’étoffe avant-hier pendant la pause méridienne. C’est formellement interdit. Entre les murs de la cantine collective, seul le retrait de la partie inférieure, s’arrêtant juste au-dessus des ailes du nez, est autorisé : il faut bien que le personnel se nourrisse.
- Je n’ai jamais retiré mon heaume d’étoffe ! - En tant que membre de la planification sanitaire de cette usine, je le sais bien, mais là n’est pas tellement la question, une rumeur circule selon laquelle vous l’auriez fait. - Mais vous êtes en même temps en train de m’affirmer savoir que c’est faux. - Évidemment : je détiens même un enregistrement horodaté qui l’atteste. - Donc, vous vous rendez bien compte que je suis innocent. - Tout à fait. Ce qui n’enlève rien au fait que vous êtes à l’origine de la rumeur. - Ne serait-il pas dans ce cas plus judicieux de rechercher plutôt qui a lancé cette fausse rumeur ? - C’est une option envisageable. Sauf que le ou les lanceurs en question, à l’inverse de vous, ne font l’objet d’aucune focalisation collective. - Mais je suis totalement innocent ! - Changez un peu de registre, ça va finir par devenir lassant. - Comment puis-je apporter la preuve que je suis victime d’un coup monté ? - C’est inutile, je vous l’ai dit, votre innocence est un fait acquis. - Ne pouvez-vous pas alors user d’une contre-rumeur pour éteindre cette invention ? J’ai entendu dire que ça se faisait. - La contre-rumeur a souvent hélas un effet aussi pervers que la rumeur initiale. Sa mise en œuvre est erratique et très peu fiable. De nos jours, le mécanisme le plus efficace, de plus en plus usité, c’est le contre-acte. On n’est plus simplement dans la dimension du « dire » mais dans celle du « faire ». - Et concrètement, ça se traduit par quoi ? - Il en existe de plusieurs sortes mais, dans le cas présent, cela prendrait la forme originale d’une abolition. - Une abolition me concernant !? - Oui, bien sûr. Vous ne voudriez quand même pas qu’un innocent prenne votre place. - Mais je suis innocent ! - Décidément, vous n’avez que ce mot à la bouche ! Là, je parlais d’un innocent vraiment innocent, un innocent qui ne serait à l’origine d’aucune rumeur, un authentique innocent quoi ! » « C’est quoi cette odeur ?
- C’est mon parfum. - Ton parfum ! Tu parles sérieusement ? - Il sent bon, non ? - Qu’il sente bon ou pas, là n’est pas la question ! Tu risques d’être repérée. - Il est discret. - Mais peu importe. Dans les transports en commun, rien de plus sournois qu’un parfum pour se retrouver tout à coup objet de focalisation. - Quand c’est bondé, personne ne sait réellement d’où proviennent les odeurs. - Sans doute. Mais la crainte de contaminer autrui, t’y as songé ? Une personne peut être accusée à tort de déviance si elle est, à son insu, embaumée du parfum de quelqu’un d’autre. - C’est toujours plus supportable que certains relents de transpiration. Je ne comprends pas qu’on soit contraint de porter en toute saison des paracollectifs hors de chez soi. - Tu ne voudrais quand même pas que les gens se baladent dans l’espace public sans la moindre tenue d’anonymisation ! Chacun serait immédiatement identifiable ! - Au moins on respirerait mieux. L’autre jour, dans le tramway, j’ai failli défaillir à cause d’une odeur d’aisselle. - A toutes fins utiles, je te rappelle que les émanations de sueur et de transpiration ne sont pas considérées comme déviantes. Elles sont naturelles et leur transmission d’une personne à une autre est même encouragée dans un légitime souci d’homogénéisation sociale. - Mais pourquoi ne pas rendre les désodorisants obligatoires ? Si chacun en usait, personne ne se verrait accusé de pulsions auto-focalisantes. - T’es en plein rêve éveillé. Sache que la commission d’hygiène olfactive a encore baissé son seuil de tolérance. D’ailleurs, toutes les usines de production de fragrance, quelles qu’elles soient, ont mis la clé sous la porte depuis des lustres. A se demander comment tu t’es procuré ce parfum. - J’ai suis tombé par hasard sur les échantillons d’une micro-fabrique clandestine. - Dans ce cas, je préférerais que tu t’éloignes. Certains chiens sont dressés pour remonter jusqu’à la source. Je vais prendre une douche de décontamination et sans doute aurais-tu intérêt à en faire autant. » « Le comptoir d’évaluation sanitaire s’inscrit dans une dynamique postopératoire. Il s’agit de mesurer si un sursitaire peut être réinjecté dans l’espace collectif sans que ses troubles comportementaux n’aient un effet de désajustement délétère sur qui que ce soit. C’est une aide essentielle à la prise de décision pour la délivrance des certificats de conformité sociale.
- Jolie présentation, vous maitrisez le sujet, mais qu’est-ce qui vous donne à penser qu’en tant que membre du Service des Anomalies Transversales, j’étais susceptible d’ignorer tout de ce domaine ? - Vous m’avez interrogé sur les comptoirs d’évaluation sanitaire. Je me suis contenté de répondre à vos questions. - Je vous ai posé ces questions pour vérifier ce que vous saviez, non pour m’informer d’éléments dont j’aurais pu ne pas avoir connaissance. - Excusez-moi, je n’avais pas saisi le sens de votre démarche. - J’ai bien vu. Votre pédantisme était criant. - Je ne cherchais qu’à être exhaustif. - Comment peut-on prétendre à l’exhaustivité sur un thème à ce point inépuisable ? - Vous avez raison, j’ai bien conscience que ce n’est pas possible. - Cependant vous réagissez comme si ça l’était. C’est suspect, non ? - Que suis-je censé devoir répondre ? - Que oui, effectivement, c’est suspect. - Oui, effectivement, c’est suspect. - Ah, vous voyez, vous êtes d’accord avec moi ! - Mais vous venez d’exiger que je sois d’accord avec vous ! - Vous avez l’accusation facile ! - Mais comment suis-je censé réagir ? - En général par le silence tout simplement. - … - Vous avez compris ce que je viens de vous dire ? - Si je fais silence, c’est que j’ai compris. - Eh bien là justement non : vous venez de répondre. - … - C’est bien, on progresse. » « Votre fille n’a pas l’air de comprendre qu’il est aussi néfaste d’être un bon qu’un mauvais exemple. Être exemplaire, c’est se différencier du groupe. Cette attitude est, à juste titre, considérée comme une forme de déviance.
- Justement, je lui ai enseigné quelques rudiments de ce qu’on appelle « la médiocrité ». - Votre initiative est louable. Mais ce n’est efficace qu’à la condition que les autres élèves adoptent une position similaire. Sinon, la médiocrité de votre fille la distingue. - C’est compliqué. - Pas du tout. Elle doit se contenter de ressembler aux autres afin d’être médiocre mais au sens premier du terme, c’est-à-dire se tenir dans le milieu, la moyenne générale du groupe et fluctuer au même rythme. - Mais c’est ce qu’elle s’attache à faire. Elle ne cesse d’ailleurs de me le dire : « maman, je veux être la meilleure médiocre au monde ». Vous verriez les efforts qu’elle déploie pour exceller dans la médiocrité. J’en ai les larmes aux yeux. - Surtout, qu’elle ne déploie aucun effort. L’erreur consiste à considérer la médiocrité comme un but à atteindre. Votre fille doit plutôt s’employer à ce que cela soit un simple état d’être. Il est préférable de sagement se cantonner, si vous me permettez la répétitivité de l’expression, dans une « médiocre médiocrité ». - Et si jamais elle y arrive, j’ai votre promesse qu’elle décrochera le prix d’excellence ? C’est son rêve secret. - Vous semblez visiblement l’ignorer mais ce prix d’excellence est un piège. C’est ce qui permet au Service des Anomalies Transversales de repérer, au sein de notre saine jeunesse, les futurs déviants. Décrocher ce prix est un premier pas vers une abolition prématurée. - Vous plaisantez ! - Hélas non mais écoutez, vous êtes une jolie femme, on peut peut-être trouver un arrangement. Nous pourrions nous isoler dans une cellule d’intimité pour en parler. - Et vous me jurez que ma fille n’aura jamais le prix d’excellence. - Cela va de soi. » « Ôtez-moi d’un doute : la norme, c’est deux bras, non ?
- En effet. - Avec ce bras unique, vous vous exposez. - Un accident qui date de plusieurs mois. - Là n’est pas la question. Vous disposez certainement d’une prothèse. Vous n’ignorez pas l’obligation qui vous est faite, lorsque vous évoluez dans l’espace public, de la porter systématiquement. Ce leurre aurait au moins la vertu de vous indifférencier - Elle est inutilisable. Un problème de fixation. - Allez à l’atelier de normalisation physique. Ils sont compétents et rapides. Ils vous régleront ça en un tour de main. - Je n’ai pas les moyens. Toute réparation est d’un coût exorbitant : au bas mot, plusieurs centaines d’icônes. - Autant dire que vous vous exposez doublement. Non seulement en tant que manchot mais aussi en tant que pauvre. Vous offrez là un spectacle des plus affligeants ! - Désolé, je n’arrive pas à avoir honte. - Épargnez-moi votre ironie déplacée ! Si un agréé vous repère, votre compte est bon. Pourquoi ne pas utiliser les contre-allées d’aveuglement. Elles sont couvertes et vous opacifient. - Elles sont surtout sombres et irrespirables. A certains endroits, il faut ramper. - Peut-être mais elles vous permettent d’aller d’un point à un autre en tout anonymat. Sachez que ces infrastructures ont un coût pour la collectivité. Elles ont été prévues pour les non-conformes dans votre genre. Je ne sais pas ce qui me retient d’émettre un signalement. - Peut-être votre légère claudication ? - Pardon !? - Cette menue oscillation de votre jambe gauche par rapport à la droite qui fait que vous vous exposez en permanence. Dans votre cas, il est prescrit d’utiliser systématiquement les contre-allées d’aveuglement. - Vous dites n’importe quoi ! - Pour l’instant, nous sommes à l’arrêt mais marchez un peu pour voir. - Salopard ! » « On m’a dit qu’après chaque abolition, vous vous isoliez dans une cellule d’auto-flagellation. Une raison à cette pratique ?
- C’est pour éviter de prendre trop goût au métier. L’enthousiasme peut conduire à des excès. A contrario, au bout de quelques temps, il arrive qu’une insidieuse fatigue s’enracine. Ce n’est guère mieux. - Intéressant. - L’auto-flagellation déjoue ces deux syndromes. Le but est d’accéder à cet état idéal qu’on appelle la Gravité. - La Gravité ? - C’est une sorte de flegme tranquille, de détachement méditatif, l’exact point d’équilibre entre enthousiasme et fatigue. - Ça ne risque pas d’automatiser vos actes ? - Quand un agréé officie sur un déviant, il le fait en se calant sur un angle de singularité. Du coup, chaque cas est différent. - Le bruit court que vous changez de cravate-ficelle à partir d’un certain nombre d’abolitions. - Environ une quinzaine. - Est-il possible que vous m’en cédiez une ? J’ai pour ambition d’ouvrir -pour un usage strictement privé, rassurez-vous- un cabinet de curiosités. - Vous prenez de grands risques. Les seules fois où nous nous séparons de cet outil de travail, c’est lorsque nous l’abandonnons sur le corps d’un déviant. Ça prouve à qui en douterait qu’il ne s’agit pas d’un crime crapuleux. Vous ne voudriez pas l’obtenir de la sorte ? - Vous ne manquez pas d’humour. - C’est que je viens à peine de sortir d’une cellule d’auto-flagellation. Ça m’ennuierait d’être contraint d’y retourner une seconde fois. » « Ce mois, nous avons en moyenne 38 abolitions par Agréé. Je ne parle évidemment pas des opérations de nivellement sanitaire. Pour cela, je n’ai pas encore les chiffres.
- C’est assez élevé. - Oui. Avec un écart type de seulement 4,2. Une étonnante homogénéité. - A votre avis, qu’est-ce que ça signifie ? - J’ai souvent remarqué ce phénomène à l’approche des soirées Électives. J’ai toujours considéré qu’on avait tort d’en arrêter trop tôt la date. La vacance du pouvoir induit toujours des troubles épars de déviance endogène. - Il suffirait d'en prohiber l'annonce. - Vous prêchez là un converti. Mais je suppose qu’aucun de nous deux n’est l’Électeur. Voilà pourquoi il serait prudent de mettre en place un doublement des effectifs autour du bâtiment des Généralités audiovisuelles. Si un groupuscule déviant parvenait à investir l’antenne en direct, nul ne sait ce qui pourrait être diffusé. En cas d’attaque soudaine, l’opacification des réseaux est un mécanisme structurellement trop lent. - Ce que vous imaginez là, c’est un peu de la politique-fiction, non ? - J’aimerais vous croire mais des tentatives de la sorte se sont déjà produites. - Défaitisme n’est pas raison. - Jolie dicton frappé au coin du bon sens. Vous connaissez vos classiques. Je vous ai toujours soupçonné d’être un grand lecteur. - Vous vous méprenez. Je me cantonne aux seuls décryptages icôno-verbaux autorisés. - Ne vous inquiétez pas, je n’émettrai aucun signalement. Et d’ailleurs vous dites vrai : défaitisme n’est pas raison. » « Excusez-moi mais je ne peux m’empêcher de remarquer que vous avez des pellicules. Un ennui ?
- Non, aucun. - Pourtant, ce signe est souvent révélateur d’un naissant désordre intime. - Je vous assure que ça va. - Peut-être que, sans en avoir pleinement conscience, avez-vous quelque chose à vous reprocher ? - Absolument rien. - Vous en êtes sûr ? - Puisque je vous le dis. - Je me permets d’insister car ces pellicules sur votre col, ce n’est pas naturel. Je suis persuadé que, même si vous l'ignorez, vous vous en voulez. - A la réflexion, vous avez peut-être raison. - Ah, vous voyez. Comme quoi j’ai du flair. Dans ce cas, essayons de crever l’abcès : qu’auriez-vous donc à vous reprocher ? - D’accepter de me laisser importuner par n’importe qui. - Êtes-vous en train de parler de notre conversation présente ? - Tout à fait. - Je suis bien trop gentil : plutôt que de vous mettre en garde sur vos soucis pelliculaires, j’aurais dû émettre un signalement, ça vous aurait fait une petite leçon. - C’est effectivement ce que vous auriez dû faire. - Pourquoi me dites-vous cela sur ce ton-là ! - Souhaitez-vous voir ma carte ? - Ne me dites pas que vous êtes un membre du Service des Anomalies Transversales ! - Souhaitez-vous voir ma carte ? - Non, évidemment non ! - Brossez-moi le col. - Oui, bien sûr, tout de suite. » « Pouvez-vous me décrire exactement ce que vous avez vu ?
- J’ai été pris par surprise. Je n’ai pas pu anticiper. - Racontez. - Il y avait plusieurs personnes dans la salle, chacune revêtue de son paracollectif. Soudain, toutes ont retiré leur heaume d’étoffe et leurs œillères de confinement. - Si je comprends bien, vous avez dû les imiter. - Comment faire autrement ! Comble de malchance, je n’avais sur moi aucune pastille de dispense. - Pas de veine en effet. Vous pourriez reconnaître les personnes qui étaient avec vous. - Je me tenais au fond de la salle et la plupart étaient de dos. - Elles regardaient dans la même direction. - Oui, leur focalisation était totale. - Que regardaient-elles ? - Une estrade sur laquelle œuvrait un prestidigitateur. - Un prestidigitateur ! Ce genre d’obscénité existe encore !? C’est incroyable ! Il va vous falloir être réajusté au plus vite. - Justement, je n’ai jamais jusqu’à ce jour été réajusté. Ça me pose un problème. - De quel ordre ? - Je suis claustrophobe. Je ne me vois pas entrer dans un caisson de réajustement pour un temps indéterminé. - Comme si vous aviez le choix ! Peut-être préférez-vous l’abolition ? - Il n’y a pas d’alternative. - Pas à ma connaissance. A moins que vous ne soyez l’Électeur. Si jamais vous étiez l’Électeur, pour le coup, c’est moi qui serais aboli. - Ce n’est pas drôle. - Je ne cherche pas à être drôle, simplement factuel. Veuillez me suivre. Les caissons sont dans les sous-sols. Toute autre option est à proscrire. » « Vous avez bien fait de venir nous trouver. Le bureau de conformité sociale est là pour ça. Si vous avez senti que vous étiez sujet à des désirs d’auto-focalisation, je puis vous assurer que vous avez pris la bonne décision.
- Je suis venu sur les conseils d’un collègue de travail. - Dois-je comprendre qu’il ne s’agit pas d’un acte spontané, accompli de votre propre gré ? - Pour être franc, je n’y avais pas songé. - Vous n’ignoriez pourtant pas l’existence du bureau de conformité sociale ni les services qu’il offre ? - Non, bien sûr. - Donc, en l’état, personne n’avait à vous conseiller de vous y rendre. Le devoir de votre collègue, en tant que tiers témoin, était d’émettre un signalement. Au lieu de cela, comme on dit dans notre jargon, il s’est immiscé ! - Il ne cherchait qu’à m’aider. - Il s’est immiscé ! Pouvez-vous me communiquer son identité ? - Est-ce vraiment nécessaire ? - Sachez que cela restera confidentiel. Par contre, toute résistance ou velléité d’opacité de votre part vous serait dommageable : je vous écoute. - Son nom est Donald Talence. Il travaille comme moi au centre de contrôle des objets déviants. Il réside au 8 grand canal, section Cité d’Ys. - Parfait, vous avez su réagir sans atermoyer. Sachez que cet acte de transparence sera porté à votre crédit. Nous allons pouvoir poursuivre notre entretien. - Mais pour mon collègue ? - Vous n’avez pas à en connaître. - Il n’aura pas d’ennui ? - Vous n’avez pas à en connaître, je vous dis… Je crois qu’il y a un gros de travail de conformité et de réajustement à effectuer sur votre personne. C’est une chance pour vous que votre collègue vous ait conseillé de venir nous trouver. Je n’en dirais pas autant pour lui-même.» « Quel est le nom du rédacteur qui a présenté hier soir le bulletin météo aux généralités audiovisuelles ?
- Il s’agit d’un nouveau venu. Je n’ai pas son identité en tête. - Ne s’est-il pas rendu compte qu’une des informations diffusées à l’antenne recélait un niveau de polarisation étonnamment élevé ? - A quel moment ? Le bulletin météo est la séquence où le risque focal est le plus faible. Son indice de déviance est considéré comme négligeable. - D’où sans doute ce manquement déontologique : l’incident s’est produit à la toute fin du bulletin. Le rédacteur a évoqué un départ de feu provoqué par la foudre dans un dépôt de feuilles de préconisation. - Je suppose qu’aucune adresse n’a été mentionnée à l’antenne. - Cela va sans dire. Mais du fait de certains malheureux détails, ce dépôt était aisément localisable. Ce matin, le Service des Anomalies Transversales a signalé une concentration anormalement élevée de dépositaires près du lieu du sinistre. Des écoutes aléatoires ont aussitôt été activées : figurez-vous que la plupart des dépositaires se relayaient l’incident. - Vous parlez sérieusement ? - Vous m’avez déjà entendu « ne pas parler sérieusement » ? - Non, jamais. - Vous pouvez me communiquer l’identité du rédacteur ? - Bien sûr, je vous fais ça tout de suite. Je tiens à vous préciser que je n’ai participé ni de près ni de loin à sa nomination. - Hum, je vois que vous avez l’art d’ouvrir votre parapluie au bon moment. Je vous rappelle cependant que toute tentative de dédouanement est soumise à contrôle. - Je sais. Et j’accepte évidemment la soumission à contrôle. - Très bien. Au moins, on ne pourra pas vous reprocher de méconnaître la procédure. En tout cas, félicitations, vous venez de vous dégager d’une situation bien délicate.» « Le Service des Anomalies Transversales nous a alertés que vous vous rendiez dans un coin excentré du parc Raguse au moins deux fois par semaine.
- J’aime la solitude. - Personne n’est autorisé à aimer la solitude. - Le coin est riche en champignons. - Nous sommes au printemps. Par ailleurs, il semblerait que d’autres personnes se rendent aussi dans ce coin du parc. Un lieu de pèlerinage ? - Vous savez bien que ce mot est prohibé. - Il y a six mois, la dépouille de votre père a disparu d’un funérarium de transit juste avant qu’il ne soit procédé à sa dispersion. - Vous en concluez quoi ? - Que vous avez escamoté sa dépouille afin de l’inhumer quelque part dans ce parc. Je suppose que vous êtes conscient des risques encourus. Un défunt -d’autant plus quand il a été aboli- sort de toute temporalité. Il ne peut faire l’objet d’une polarisation post-mortem, notamment sous la forme ostensible d’une sépulture. - Votre accusation ne repose sur rien. - Détrompez -vous, nous avons tout un faisceau d’indices à charge. - Admettons, je suis disposé à m’alléger de dix mille icônes en échange de l’extinction de cette recherche. - J’imagine que c’est en corrompant de la sorte un officiant funéraire que vous avez soustrait la dépouille de votre père à toute dispersion. - Quinze mille icônes. - J’agis sous commission du Service des Anomalies Transversales. Vous me voyez raisonnablement prendre un tel risque ? - Vous ne trouverez jamais la dépouille. - Si j’étais à votre place, je montrerais moins d’optimisme. Une sépulture se caractérise par une indomptable sédentarité et sachez que nous mobilisons davantage de ressources pour retrouver un mort qu’un vivant. » « Depuis combien de temps travaillez-vous au centre de dépouillement ?
- Trois ans bientôt. - Et en trois ans, d’après le rapport qui m’a été transmis, vous avez sciemment écarté de la chaîne de traitement un certain nombre de feuilles de préconisation ? - Pas plus d’une dizaine et seulement parce qu’elles étaient mal renseignées. Leur prise en compte aurait été préjudiciable au système. - Il ne vous est pas venu à l’esprit que l’une de ces feuilles pouvait avoir été établie par l’Électeur ? - J’ai considéré que c’était improbable. On peut, durant toute sa carrière, dépouiller des feuilles de préconisation sans que jamais l’une d’elles n’ait été établie par l’Électeur. - C’est vrai. C’est d’ailleurs là toute la noblesse de notre métier : œuvrer de façon intègre à une activité seulement utile à la marge. - Personnellement, je trouve ça absurde. - Vous raisonnez comme un enfant. En tout cas, j’ai pu vérifier à posteriori les lots de feuilles qui, durant ces trois années, vous étaient passés entre les mains. Par chance, aucune de celles qui vous avaient été soumises n’a été établie par l’Électeur. - Donc mes actes n’ont eu aucune incidence. - Tout à fait. Mais sachez que c’est l’intention qui est sanctionnée, non les conséquences de l’acte. D’ailleurs, s’il y avait eu des conséquences, votre abolition aurait été mise en suspens du fait d’une procédure de réajustement rétroactive, procédure qui dépasse de loin la durée moyenne d’une vie humaine. Vous auriez eu le statut de « sursitaire à perpétuité », ce qui revient, dans les faits, à continuer à vivre sans être inquiété. - Mais qu’en est-il alors de mon cas ? - Je viens de vous le dire : votre déviance n’a eu aucune incidence dommageable sur les institutions. C’est pourquoi, dès la découverte des faits, la compagnie des Agréés a pu être saisie. Le « cravate-ficelle » que j’ai requis pour votre abolition ne devrait plus tarder. » « Elle était rousse.
- Comment l’as-tu deviné ? - Une mèche dépassait du heaume d’étoffe de son paracollectif. Dans le tram, je me suis placé entre elle et un « cravate-ficelle ». Il n’a pas vu qu’une de ses mèches dépassait. Quand elle est descendue, je l’ai suivie. - Tu es parvenu à la suivre ? - Grâce à sa mèche. J’avais l’impression qu’il n’y avait que moi qui voyais sa mèche. Elle est rentrée dans un sanitaire de réajustement public. Peut-être a-t-elle lancé une temporisation sur un miroir et remarqué qu’une de ses mèches dépassait. Elle l’a coupée ou dissimulée. Je n’ai plus pu la repérer lorsqu’elle en est sortie. - Tu ne sauras jamais qui elle était, alors ? - C’est presque une chance. Vois-tu, ma ceinture de géo-localisation était activée. Sans le savoir, j’étais l’objet d’un contrôle d’itinéraire. A présent, je suis convoqué dans un des bureaux du SAT*. Ils ne comprennent pas pourquoi je suis descendu du tram avant ma station d’arrêt habituelle. Je crains qu’ils ne me soumettent à un contrôle onirique : imagine qu’une femme rousse apparaisse dans l’un de mes rêves. - Ça peut te compromettre, tu crois ? - Pour eux, tout est signifiant. En creusant, ils sont capables de me débusquer toutes sortes de déviances. - Mais pourquoi me raconter ça ? - Comme tu habites près de l’arrêt où je suis descendu, j’avais l’intention de prétendre que je me rendais chez toi. - Ils verront bien que ce n’était pas le cas. - Je vais leur dire que je comptais t’apporter plusieurs paires d’œillères de confinement avant de m’apercevoir que je les avais oubliées. - C’est absurde, j’en possède déjà tout un stock. - Tu n’as pas à t’inquiéter. Souviens-toi de cette comptine qu’on apprenait enfant et qui commençait par ces mots frappés au coin du bon sens : « On n’a jamais suffisamment d’œillères... » * : Service des Anomalies Transversales « Si les miroirs sont temporisés, ce n’est pas pour rien. Ils sont préréglés pour une durée critique d’utilisation d’une vingtaine de secondes. Ils s’opacifient naturellement au terme de cette durée.
- Je ne suis pas un enfant, je connais le mécanisme. - Pourquoi alors avoir réenclenché la temporisation ? Vous n’ignorez pas qu’il est interdit pour un même individu de lancer deux séquences successives ? - Une étourderie de ma part. - Racontez ça à d’autres ! Si vous pensiez passer entre les mailles du filet, c’est raté. Toute réitération spéculaire déclenche automatiquement une transmission à l’Agence de Neutralité la plus proche. D’ailleurs, simple rappel à la loi, l’usage des miroirs est journellement limité à trois séquences pour un homme, sept pour une femme. - N’est-ce pas discriminatoire ? - Vous êtes l’Électeur ? - Non… enfin c’est assez peu probable. - Vous contestez les décisions de l’Électeur ? - Je ne me permettrais pas. - Bien. Il va vous être posé pour un temps des lentilles d’auto-cécité. - Des « anti-narcisses » ? - C’est le terme courant. Elles opacifient automatiquement votre reflet à l’approche de tout dispositif réflexif. - Mais ça risque de se voir ! - Soyez sans inquiétude, c’est très discret. Sinon, ça vous exposerait. Nous ne sommes pas des monstres. Estimez-vous heureux que ça n’aille pas plus loin. Beauté de la loi. - Euh oui… beauté de la loi. » « J’ai toujours été intrigué par ces soirées Électives. Le seul résultat qui en ressort, c’est que l’Électeur a changé.
- Rien de plus normal. Selon la formule consacrée, personne n’est autorisé à en connaître. - Mais qu’advient-il de l’ancien Électeur ? - Ignorant qu’il a été l’Électeur durant un mandat, il redevient ce que, pour lui-même, il n’a jamais cessé d’être. Le masquage algorithmique lui offre la possibilité de retomber dans l’indifférenciation. Si ce n’était pas le cas, il serait aboli. - Il y a bien quelqu’un qui sait qui est l’Électeur ? - Ce n’est pas du tout certain. C’est un système de clés multipartites utilisées en triple aveugle. Chacun dispose de deux clés publiques et de deux clés privées avec des croisements de données aléatoires. Tout est mis en œuvre pour que l’authentification ne permette pas l’identification. - Je ne comprends rien à ce galimatias. - Au moins, ça te protège. Avoir une connaissance totale des mécanismes peut conduire tout droit à l’abolition. Moi-même, je n’en ai qu’une connaissance partielle. - Je me demande quand même si, derrière tout cela, un pouvoir clandestin, pleinement autonome, n’est pas aux commandes. Ce système a bien été mis en place par quelqu’un ? - Le temps a fait son œuvre. Les personnes à l’origine du programme ont été abolies ou sont décédées naturellement. Mais on pourrait peut-être mettre un terme à cette conversation, qu’en penses-tu ? - Que veux-tu dire ? - Je veux dire que ce serait plus prudent pour nous deux. On ne se connaît pas tellement. Personne n’est à l’abri du zèle de l’autre. » « Actuellement, je contrôle une sursitaire. Il s’agit d’une strip-teaseuse qui se produit dans un cabaret clandestin appelé « Le Chaton Perle ». Evidemment, elle ignore son état de sursitaire et il est assez comique d’observer les précautions qu’elle déploie pour éviter de se distinguer. Paradoxalement, c’est son extrême discrétion qui nous a permis de la repérer.
- Pourquoi l’avoir placée en sursis ? N’aurait-il pas mieux valu l’abolir tout de suite ? - On la soupçonne de faire partie d’un réseau. Son abolition prématurée nous priverait de la possibilité de démanteler une filière potentielle. - Si je comprends bien, vous préférez la laisser œuvrer, au risque qu’elle désajuste d’autres personnes. - Nous avons l’aval du bureau de conformité sociale. De toute façon, seul un public restreint assiste à ses strip-teases. Le risque de désajustement est circonscrit. A noter que ce public ne devient spectateur qu’à partir du moment où la sursitaire monte sur scène, pas avant. - Oui, je connais les mécanismes fondamentaux de la focalisation. Mais ce cabaret, « le Chaton Perle », il n’aurait pas dû faire l’objet d’un nivellement sanitaire ? - C’est prévu. Mais cela requiert des ressources logistiques importantes. Il est enclavé dans un ilot d’immeubles. L’approche ne peut se faire qu’en mode immersif. - Je dois comprendre que vos hommes assistent au spectacle sans aucune protection. - Ils n’ont guère le choix. Œillères et oreillettes occlusives les feraient immanquablement repérer. Mais rassurez-vous, à l’issue de chaque vacation, ils sont tenus à un passage obligatoire dans des caissons de réajustement. La temporisation est aléatoire et peut durer d’une petite heure à plusieurs jours. En y entrant, ils n’ont pas connaissance du délai de maintien. - C’est éprouvant. - Le prix à payer pour un réajustement efficace. » « Mais que faites-vous sur le palier sans paracollectif ?!
- Excusez-moi. J’habite l’appartement du dernier étage, juste au-dessus du vôtre. Je me rendais à la cave déposer des œillères usagées. Je ne pensais croiser personne. - Sans paracollectif ?! - Je sais, c’est imprudent de ma part. - Vous me placez dans l’obligation d’émettre un signalement. - Non, s’il vous plaît ! Ne faites pas ça ! - J’y suis bien contrainte. Qui me dit que vous n’êtes pas un appariteur de l’office de contrôle. Il paraît que des tests sont effectués pour éprouver la fiabilité des résidents. Je connais quelqu’un qui s’est fait repérer de la sorte. Il a sitôt été aboli. - On s’est déjà croisé. Je loge au-dessus de chez vous depuis plus de six mois. Tenez, la preuve, j’ai la clé d’accès avec l’identifiant s’y référant. - Ça ne prouve rien. Chaque fois que j’ai croisé le locataire du dessus, il était revêtu d’un paracollectif à modulateur vocal : je ne connais ni sa voix ni son visage. - Eh bien, sachez que c’était moi. Mon nom est Joffrey Grozniac. - En plus, vous vous identifiez ! Vous ne manquez pas de culot ! - Mais comment puis-je vous prouver que je ne suis pas un appariteur de l’office de contrôle ? - Videz vos poches. - Comment ? - Videz vos poches. - Non. - J’en étais sûre. Je parie que vous avez une pastille de dispense dans l’une d’elles. Vous êtes un appariteur. De toute façon, j’avais la ferme intention d’émettre un signalement. - Félicitations. Vous n’êtes pas tombée dans le panneau. Vous ne manquez pas de flair. En effet, j’ai en ma possession une pastille de dispense. - Mais qu’en est-il du locataire du dessus si vous détenez sa clé d’accès ? - Il a montré moins de discernement que vous. Son appartement est désormais vacant.» « Nous pourrions faire l’amour.
- Pas aujourd’hui. J’ai oublié mes œillères de confinement et ma combinaison protecto-inductive. - Tu le fais exprès. En vérité, tu n’as aucune envie que nous fassions l’amour. - Nous sommes obligés ? - Ce serait bien. Notre dernier rapport date de deux semaines. Or, selon les grilles officielles, si l’on intègre nos âges respectifs et la date de notre première rencontre, nous tendons vers une obligation légale d’au minimum sept rapports mensuels. Ce mois-ci, nous sommes loin du compte. En vérité, tu ne viens pas assez souvent. - Mais l’autre jour, nous avons eu deux rapports. Et la semaine précédente, encore un. - Il ne compte pas. Souviens-toi qu’il était incomplet. - Tu étais indisposée, tu ne peux pas me le reprocher. - Ça t’arrange bien, hein ! Tu t’es dit que tu en étais quitte pour quasiment une semaine sans obligation d’approche. Je serais curieuse de savoir ce que tu indiques sur ton bulletin d’appariement. - Rien de compromettant. Mais je ne vais pas non plus m’exposer pour te faire plaisir. Si deux rapports, tu considères que c’est insuffisant, il faudrait peut-être envisager un changement de partenaire. C’est sans risque à condition de se conformer aux ordonnances Électives. - Si je comprends bien, tu n’es pas amoureux de moi ? - Normalement, toi non plus. Enfin, j’espère ! C’était l’une des clauses du contrat. Rappelle-toi que nous avons signé une convention d’appariement « par défaut ». - Si tu l’avais voulu, nous aurions pu faire évoluer cette convention. C’est un processus assez courant. - Pour aussitôt être repérés par le SAT* ! Tu ne parles pas sérieusement ! Ça me conforte dans l’idée qu’une rupture d’appariement serait pour nous deux la meilleure solution ! » (* : Service des Anomalies Transversales) « Cette étendue plane est le résultat d’une opération de nivellement sanitaire. Ici s’élevait autrefois, en toute clandestinité, un établissement de focalisation.
- Quelle catégorie ? - Arts du spectacle. On appelait ça une « salle de concert ». - Cette expression est récemment sortie des glossaires. Il faudrait veiller à ne plus l’utiliser. - Veuillez m’excuser, j’avais à cœur d’être précis. - Admettons. Dispense verbale accordée. Je crois savoir qu’à la place doit être construit un bureau de conformité sociale. - Le chantier a été retardé. Il faut d’abord que le souvenir de cette « salle de concert » -pardon encore pour l’expression- sorte des mémoires. A ce jour, la période de latence a été reconduite. Même si l’évocation de cet ancien établissement fait l’objet d’une interdiction formelle, il suffit d’un rien pour que le souvenir s’en réactive. - C’est ennuyeux. - Et ce d’autant plus que la période de latence peut être encore renouvelée. De toute façon, naturaliser un lieu comme celui-ci n’est jamais simple. - C’est un problème inhérent à ce type d’établissement. - Surtout à cause de la musique. Cette pratique, désormais archaïque, génère un puissant spectre d’adhésion émotionnelle. - La chose paraît insensée. - C’est hélas exact, j’en ai fait l’expérience. - Vous en avez fait l’expérience ?! - Enfin…je veux dire… au travers des échos que j’en ai eus. - Vous me rassurez. La dispense verbale que je vous ai momentanément accordée n’inclut pas l’autorisation d’un engagement sur des terrains aussi glissants. » « Papa, comment faire pour devenir un membre du SAT* ?
- Je n’en sais rien. Il est possible que le processus soit aléatoire. - On n’est pas choisi ? - Même l’Électeur n'est pas choisi. Mais pourquoi me parles-tu des membres du SAT ? - Ce matin, j’ai en croisé un. - Comment as-tu su qu’il était du SAT ? Les membres du SAT n’arborent aucun signe distinctif. - Il m’a montré sa carte. - Que dis-tu ! Il t’a montré sa carte ! Tu aurais dû fermer les yeux ! Tu sais qu’entrevoir la carte d’un membre du SAT est déjà un pas vers la déviance ! - C’était une carte tout à fait banale, rectangulaire avec un liséré bleu ciel. - Mais tais-toi donc ! Tu veux que ta mère et moi soyons contraints d’engager une procédure de désaffiliation ! - Vous feriez ça !? - Si tu continues sur cette voie, ce sera l’unique solution ! Et ne crois pas que nous ne pensons qu’à notre seule sauvegarde ! Songe aussi un peu à ton frère et à ta sœur ! » (* : Service des Anomalies Transversales) |
Petite dystopie en ligne sous forme de très brefs dialogues.
J’ai défini une « bible » institutionnelle implicite qui se devine à travers les échanges. Même si j'’essaie de conserver une cohérence, ça reste ludique, très «work in progress» |