DÉJÀ TROIS CENT MILLE EXEMPLAIRES VENDUS
A peine un quart d’heure que Véronèse m’avait au bout du fil et déjà il me tutoyait comme si j’étais un auteur maison, un vieux routier de l’écriture. « Ce que tu as pondu là, très franchement, ça m’a scotché, j’ai été bouffé par ton texte, t’es vraiment au-dessus du lot et pourtant, je peux te dire que j’en côtoie des pointures, la crème des crèmes, mais toi, t’es au-dessus. » Et il a ajouté sur le ton de l’humour : « A ces altitudes-là, on doit se sentir un peu seul, non ? » Je me la suis joué modeste. J’ai dit : « En cherchant bien, on peut sans doute trouver deux-trois auteurs assez pointus pour me tenir compagnie. » « Pas tellement plus », a fait Véronèse et il a ajouté : « Pour ce qui est du sujet de ton bouquin, je te le dis comme je le pense : j’ai cru que t’étais du métier. C’est rare qu’un polar aborde de façon aussi juste le milieu de l’édition. Faut croire qu’il y a du vécu là-dessous. » Pour ça, il n’avait pas tort, ai-je pensé, mais ce n’était pas le moment de faire étalage de tout le ressentiment accumulé durant des années. Surtout que maintenant, c’était balayé. « Ce sont les prérogatives de la fiction » ai-je balancé de façon assez maladroite. « Tu raisonnes comme un pur romancier » a finement remarqué Véronèse d’un ton bonhomme.
On s’est marrés tous les deux. Une véritable osmose. La fameuse complicité auteur-éditeur, on racontera ce qu’on veut, ce n’est pas un mythe.
J’avais voulu rester calme au téléphone mais j’ai raccroché dans un état d’euphorie extraordinaire. Je venais de vivre sans doute l’un des moments les plus fabuleux de mon existence. Le rendez-vous pour la signature du contrat était fixé pour le surlendemain dans les locaux même de la boîte. Je me suis regardé un instant dans le miroir au-dessus de ma table de travail. Ma concierge prétendait que j’avais une gueule d’écrivain : rien de plus juste. Il ne me restait plus qu’à rentrer dans le costard.
Mon bouquin, je l’avais adressé nominativement par voie postale le jeudi précédent à Antoine Véronèse, un type dont j’avais lu une interview dans un magazine spécialisé. C’est toujours bien d’avoir le nom d’un directeur de collection pour l’envoi d’un manuscrit, on peut légitimement espérer que le courrier sera ouvert par le destinataire. En fait, l’édition de ce texte, je n’y croyais plus trop. J’avais déjà essuyé une bonne dizaine de refus et j’avais décidé que cet envoi serait celui de la dernière chance. D’ailleurs, s’il faut parler chiffre, précisons qu’il s’agissait très exactement de mon treizième manuscrit et je le sentais appelé à aller rejoindre les douze premiers autres au fond d’un placard. Je savais que si je ne recevais aucun coup de fil sous les dix jours, c’était mort. Ce serait, dans deux à six mois, la lettre de refus stéréotypée ou peut-être même rien. Or, aujourd’hui, première heure -on n’était que lundi- j’avais reçu l’appel d’Antoine Véronèse. Il craignait, m’avait-t-il avoué au début de notre conversation, d’être devancé par un autre éditeur. De ce point de vue, il n’avait pas tellement de souci à se faire mais j’ai laissé dire. Il a été tellement réactif que je me suis demandé comment il avait eu matériellement le temps de lire mon texte, plus de sept cent pages dactylographiées serré, petits caractères et quasiment pas d’interligne, un polar un peu glauque et sanglant qui se déroulait, comme j’ai dit, dans le milieu de l’édition. Il m’a raconté y avoir passé le week-end sans dormir, sautant les repas, annulant même une soirée prévue de longue date. C’est ça, les grands éditeurs, ai-je pensé en moi-même, de vrais fauves : d’instinct, ils sentent l’œuvre d’exception. Des manuscrits, il en recevait à la pelle mais le mien lui avait sauté à la tronche. A parler franc, c’était bien la première fois de ma vie que j’avais la chance de tomber sur quelqu’un qui savait vraiment lire.
Comme prévu, je me suis présenté le surlendemain à quatorze heures tapantes à la porte de la boîte d’édition. Véronèse avait insisté sur la ponctualité. Je m’étais relooké pour l’occasion : barbe de trois jours, perfecto et lunettes noires. Merde, je suis un auteur de polar, fallait quand même que ça se voie. Je crois que j’ai impressionné la standardiste au rez-de-chaussée. J’ai demandé Antoine Véronèse et ça a eu son petit effet quand elle a compris que j’avais réellement rendez-vous. Je n’étais pas un de ces ringards qui viennent récupérer leur manuscrit -non, moi, légère nuance : j’étais attendu. Un bref coup de fil interne pour m’annoncer et elle m’a accompagné au 3ième étage jusqu’au bureau de mon futur éditeur.
Véronèse, je ne le connaissais pas physiquement et ça m’a fait assez bizarre. C’était un type grassouillet avec de petits yeux fureteurs, une façon extrêmement perçante de vous regarder comme s’il vous gratouillait le fond de l’âme. Je ne crois pas l’avoir déçu. Il m’a fait asseoir et, direct, m’a proposé une clope que j’ai acceptée. Je le trouvais jovial mais quand même un chouïa moins enthousiaste que l’avant-veille au téléphone. Et surtout, il ne semblait pas pressé de parler de notre contrat. Il causait de choses et d’autres. Ça m’a un peu mis la puce à l’oreille. Il a écrasé sa clope avant de vraiment aborder le vif du sujet.
« Un manuscrit comme le tien, m’a-t-il dit, je peux te l’avouer, j’en reçois peut-être un tous les dix ans et encore, je suis optimiste. Franchement, ça sentait le trois cent mille exemplaires. Il aurait été même possible qu’on fasse plusieurs fois la culbute. »
Je me suis nerveusement repositionné sur ma chaise. Ma glotte a amorcé un salto arrière au fin fond de ma gorge tandis que je bafouillais.
« Pourquoi vous dites : ça sentait ? … Ça sent plus ? »
Et là, Véronèse a pris tout son temps pour me répondre. Il s’est soucieusement levé de son fauteuil, il a été vers la fenêtre qui donnait sur le boulevard, puis il s’est retourné vers moi en me considérant étrangement.
« Je vais dire un truc, tu vas vite comprendre. Dans une boîte, le décideur, c’est celui qui signe les chèques. Moi, je suis directeur de collection mais celui qui a la signature, c’est Forestier, Simon Forestier. On n’est pas une structure énorme mais ça reste pyramidal. Et Forestier, il a beau n’être que salarié, c’est lui le big boss. »
« Quel rapport avec mon polar ? »
« Voilà. Forestier a pris connaissance de ton manuscrit. Bon, il ne l’a pas lu in extenso comme moi mais il l’a survolé et, si tu veux, il a émis plus que de sérieuses réserves. Bref, avec lui, ça coince. Rien qu’en ce qui concerne ton histoire proprement dite, ce qui le fait tiquer, ce sont les motivations de ton serial killer. Ça ne lui paraît pas vraisemblable. Il considère -pas moi, hein, lui- il considère que le lecteur ne marchera jamais dans un truc aussi gros. »
J’ai senti ma clope m’échapper de la main droite et, tout tremblant, je l’ai finalement écrasée dans le cendar.
« Mais c’est le nœud du bouquin. C’est quelque chose que je ne peux pas changer sinon tout le roman s’effondre. Il faut comprendre que mon personnage est à cran. Ses meurtres, il les accomplit de façon complètement pulsionnelle. C’est ce que je mets en avant d’ailleurs, le côté pulsionnel. »
« Tu me dis ça à moi, tu prêches un converti. Et, avec ces meurtres, je peux te dire que t’avais un public acquis d’avance. Je pense qu’il y a plus d’un type dans ton genre qui en rêverait. Mais, d’après Forestier, ce que tu décris là relève trop de la fiction. Or, la politique maison actuelle, en matière de polar, ce serait plutôt de se réorienter vers davantage de réalisme, une vision plus documentaire, une approche davantage axée « fait divers » si tu vois ce que je veux dire. »
Au lieu d’abonder dans son sens -j’étais trop abattu pour discuter de ça- j’ai préféré risquer le tout pour le tout.
« Mais, ce Forestier, il n’y aurait pas moyen que je le rencontre pour le convaincre ? Je suis sûr que j’arriverais à le convaincre. »
Véronèse m’a fixé avec comme de la braise au fond des yeux, me donnant franchement l’impression qu’il jouait avec un appât.
« C’est impossible. D’ailleurs, à cette heure-ci, -quatorze heures vingt, a-t-il précisé en jetant brièvement un œil à la pendule-, il vient de quitter son bureau. »
« Il a déjà fini sa journée ? »
« Non, mais il est réglé comme une montre suisse. Entre le quart et la demi, il a son petit rituel quotidien. Il s’isole sur la terrasse de l’immeuble pour boire son café. Il y a là un petit coin aménagé avec panorama sur Paris où il se ressource comme il dit. Tu sais, c’est un maniaque et, quand il décide de quelque chose, c’est irrévocable. »
Comme pour ratifier définitivement le refus, Véronèse a sorti mon manuscrit d’un de ses tiroirs afin de me le redonner avant de me raccompagner à la porte de son bureau. A ses yeux, j’avais le sentiment que je n’existais plus.
« Ah, on sent un petit courant d’air, m’a dit-il en pointant le doigt vers l’escalier du haut. Qu’est-ce que je disais, Forestier est sur la terrasse et, comme d’habitude, il a laissé ouvert. Par sa faute, je vais encore prendre un coup de froid. »
Il a refermé sa porte et je me suis retrouvé comme un pauvre crétin démuni, seul sur le palier du 3ième étage, mon manuscrit entre les pognes.
Mon rêve avait pris fin.
Depuis le coup de fil de Véronèse, lundi, j’avais annoncé à tous mes proches que voilà, c’est bon, j’étais édité. Pour moi qui, à leurs yeux à tous, passais pour une épave sociale, quelle revanche. Ce matin encore, je me disais que ceux qui avaient douté de moi devaient bien avoir les boules. Je n’étais rien et, du jour au lendemain, je devenais un modèle, une référence…
Seulement, maintenant, ma situation devenait pire qu’avant. En plus d’être un raté, j’allais passer pour un mytho. Tout ça à cause d’un sale connard appointé qui n’y connaissait rien en matière de fiction.
Alors que je ruminais ma brutale chute sociale, je me suis aperçu qu’inversement - sans doute par une sorte de compensation inconsciente- je montais les étages au lieu de les descendre et que j’arrivais au sixième dont un escalier plus étroit donnait accès à la terrasse. J’ai poursuivi mon ascension. Dehors, c’était un espace ouvert avec quelques plantes vertes et un peu de mobilier de jardin. A cette heure-ci, à part moi, il n’y avait là qu’un seul type présent. J’ai tout de suite deviné qu’il s’agissait de Simon Forestier. Il était debout, de profil, à l’un des angles, près du parapet, contemplant rêveusement au loin un bateau-mouche qui remontait la Seine. Il tenait un gobelet de café à la main. Il avait laissé un journal sur le guéridon à deux pas. Il m’a entendu approcher et s’est retourné dans ma direction. Un type maigre et voûté, d’une bonne cinquantaine d’années, tout sec.
Je me suis présenté de façon directe. Evidemment, mon nom ne lui disait absolument rien. Quand je lui ai parlé de mon manuscrit, il m’a lancé d’un ton un peu las et fatigué : « Ah c’est vous. Pourquoi venir me voir ? Véronèse a dû vous dire ce qu’il en était, non ? »
« Si vous n’aviez pas mis votre veto, lui m’éditait sans problème. » ai-je articulé froidement.
Surpris par le ton de ma voix, il m’a observé plus attentivement. Je devinais un rictus amusé sur son visage. Ce type devait adorer jouer avec le destin des autres.
« Je n’ai pas bien compris, m’a-t-il dit, pourquoi Véronèse a retenu votre texte. Sans vouloir vous offenser, c’est écrit à la truelle et votre histoire est tirée par les cheveux. »
Il ne semblait pas du genre à faire dans la dentelle, dissimulant son sadisme foncier sous un vernis de fausse franchise. Je l’ai repris aussitôt.
« Monsieur Véronèse, lui, trouvait ça très bon. Il m’a même affirmé que c’était une œuvre exceptionnelle. Sans doute qu’il a su, lui, rentrer dans mon univers grâce à cette empathie propre aux vrais éditeurs. »
« Il vous a dit ça ? C’est bizarre. Une chance en tout cas qu’il m’ait invité à prendre connaissance du manuscrit, ce n’est pas son habitude. Vous comprenez quand même que si un mauvais titre entre dans une de nos collections, ce sont tous les titres de la collection qui en pâtissent. Nos auteurs pourraient même nous en vouloir, ça les dévalorise. Mais comment saviez-vous que j’étais ici ? »
« Monsieur Véronèse me l’a dit. »
« Il a dû vous dire aussi que je ne revenais jamais sur mes décisions. Et vous savez, a-t-il continué avec un paternalisme un peu pénible, si je peux me permettre une remarque, il est possible de vivre très heureux sans écrire une seule ligne et je dirais même que parfois, le renoncement, c’est ce qu’il y a de plus honorable et de moins douloureux. »
Qu’il me fasse la leçon comme à un môme, ça m’a mis quasiment hors de moi.
« Vous croyez peut-être que je vais abandonner ma vocation parce que vous avez de la merde dans les yeux. On vous propose un petit bijou littéraire mais vous êtes incapable de le voir. Alors que -et beaucoup de mes amis me l’ont dit- j’ai un véritable style, le sens du rythme, je sais faire vivre mes personnages au sein d’une histoire et, en plus, ici, le sujet que je proposais était en or. »
« Eh bien parlons-en de votre sujet : l’histoire d’un pauvre type qui se croit écrivain et qui assassine une brochette d’éditeurs un par un sous prétexte que ces derniers lui ont refusé son manuscrit. Ça n’est pas très crédible et d’ailleurs, ça n’est jamais arrivé. Vous pouvez consulter les annales judiciaires, vous ne trouverez rien… Heureusement d’ailleurs. »
Il s’est mis à rire. Ça lui donnait de ridicules soubresauts d’épaules et j’avais l’impression que des traces de café lui noircissaient les incisives. Rien de plus répugnant.
« Ah bon ! Et comment pouvez-vous dire ça, que ce n’est pas crédible ! »
« Ça n’a aucun sens.»
Adossé au parapet, il a approché son gobelet de ses lèvres, affichant un petit air supérieur plein de mépris. Ne supportant pas qu’il me nargue davantage, j’ai laissé tomber mon manuscrit sur le guéridon et, la rage au bide, je me suis avancé vers lui. Je voulais que ce salopard comprenne l’humiliant néant social dans lequel, par son refus, il était en train de me jeter. Bras tendus, j’ai poussé de toutes mes forces sur sa poitrine. Je ne pensais pas qu’il était si gracile, presque sans consistance. Il a basculé par-dessus le parapet en tentant désespérément d’agripper le vide. C’était grotesque. Seul son gobelet de café est tombé du bon côté, sur la terrasse. J’ai reçu quelques projections de son infâme breuvage sur le perfecto.
Quand je suis redescendu, j’avais la nette impression que le délire et la folie se livraient une guerre de tranchée dans mon crâne. J’avais repris mon manuscrit sur le guéridon et le serrais contre moi comme un enfant que j’aurais sauvé des flammes. Je suis tombé sur Véronèse qui semblait m’attendre sur le palier du 3ième. La fenêtre de son bureau était ouverte et il m’a dit qu’il y avait un attroupement tout en bas dans la rue. Il avait d’ailleurs cru voir passer une ombre derrière ses vitres. Il était extrêmement calme, songeur même, presque surpris.
« Ecoute, avant que les flics ne viennent te cueillir, on pourrait peut-être signer tout de suite le contrat. Maintenant, c’est sûr, ça va marcher. Ton polar vient de prendre une valeur documentaire assez inestimable. »
« Mais ce n’est pas vous qui avez la signature. »
« Forestier mort, c’est moi qui logiquement vais prendre sa place. Parfois tu sais, une promotion, ça tient à pas grand-chose. Je ne sais comment te remercier. »
Il a eu un sourire ironique et m’a lâché d’une voix plus basse.
« Tout ça, c’est toi qui m’en as donné l’idée. A dire vrai, ton bouquin, je n’étais pas du tout convaincu mais je pense que maintenant il est appelé à cartonner. Redonne-moi le manuscrit, je vais le faire rewriter par un pro. Avec le raffut autour de l’affaire, on peut considérer qu’avant toute mise en place, on en est au moins à déjà trois cent mille exemplaires vendus. »
A peine un quart d’heure que Véronèse m’avait au bout du fil et déjà il me tutoyait comme si j’étais un auteur maison, un vieux routier de l’écriture. « Ce que tu as pondu là, très franchement, ça m’a scotché, j’ai été bouffé par ton texte, t’es vraiment au-dessus du lot et pourtant, je peux te dire que j’en côtoie des pointures, la crème des crèmes, mais toi, t’es au-dessus. » Et il a ajouté sur le ton de l’humour : « A ces altitudes-là, on doit se sentir un peu seul, non ? » Je me la suis joué modeste. J’ai dit : « En cherchant bien, on peut sans doute trouver deux-trois auteurs assez pointus pour me tenir compagnie. » « Pas tellement plus », a fait Véronèse et il a ajouté : « Pour ce qui est du sujet de ton bouquin, je te le dis comme je le pense : j’ai cru que t’étais du métier. C’est rare qu’un polar aborde de façon aussi juste le milieu de l’édition. Faut croire qu’il y a du vécu là-dessous. » Pour ça, il n’avait pas tort, ai-je pensé, mais ce n’était pas le moment de faire étalage de tout le ressentiment accumulé durant des années. Surtout que maintenant, c’était balayé. « Ce sont les prérogatives de la fiction » ai-je balancé de façon assez maladroite. « Tu raisonnes comme un pur romancier » a finement remarqué Véronèse d’un ton bonhomme.
On s’est marrés tous les deux. Une véritable osmose. La fameuse complicité auteur-éditeur, on racontera ce qu’on veut, ce n’est pas un mythe.
J’avais voulu rester calme au téléphone mais j’ai raccroché dans un état d’euphorie extraordinaire. Je venais de vivre sans doute l’un des moments les plus fabuleux de mon existence. Le rendez-vous pour la signature du contrat était fixé pour le surlendemain dans les locaux même de la boîte. Je me suis regardé un instant dans le miroir au-dessus de ma table de travail. Ma concierge prétendait que j’avais une gueule d’écrivain : rien de plus juste. Il ne me restait plus qu’à rentrer dans le costard.
Mon bouquin, je l’avais adressé nominativement par voie postale le jeudi précédent à Antoine Véronèse, un type dont j’avais lu une interview dans un magazine spécialisé. C’est toujours bien d’avoir le nom d’un directeur de collection pour l’envoi d’un manuscrit, on peut légitimement espérer que le courrier sera ouvert par le destinataire. En fait, l’édition de ce texte, je n’y croyais plus trop. J’avais déjà essuyé une bonne dizaine de refus et j’avais décidé que cet envoi serait celui de la dernière chance. D’ailleurs, s’il faut parler chiffre, précisons qu’il s’agissait très exactement de mon treizième manuscrit et je le sentais appelé à aller rejoindre les douze premiers autres au fond d’un placard. Je savais que si je ne recevais aucun coup de fil sous les dix jours, c’était mort. Ce serait, dans deux à six mois, la lettre de refus stéréotypée ou peut-être même rien. Or, aujourd’hui, première heure -on n’était que lundi- j’avais reçu l’appel d’Antoine Véronèse. Il craignait, m’avait-t-il avoué au début de notre conversation, d’être devancé par un autre éditeur. De ce point de vue, il n’avait pas tellement de souci à se faire mais j’ai laissé dire. Il a été tellement réactif que je me suis demandé comment il avait eu matériellement le temps de lire mon texte, plus de sept cent pages dactylographiées serré, petits caractères et quasiment pas d’interligne, un polar un peu glauque et sanglant qui se déroulait, comme j’ai dit, dans le milieu de l’édition. Il m’a raconté y avoir passé le week-end sans dormir, sautant les repas, annulant même une soirée prévue de longue date. C’est ça, les grands éditeurs, ai-je pensé en moi-même, de vrais fauves : d’instinct, ils sentent l’œuvre d’exception. Des manuscrits, il en recevait à la pelle mais le mien lui avait sauté à la tronche. A parler franc, c’était bien la première fois de ma vie que j’avais la chance de tomber sur quelqu’un qui savait vraiment lire.
Comme prévu, je me suis présenté le surlendemain à quatorze heures tapantes à la porte de la boîte d’édition. Véronèse avait insisté sur la ponctualité. Je m’étais relooké pour l’occasion : barbe de trois jours, perfecto et lunettes noires. Merde, je suis un auteur de polar, fallait quand même que ça se voie. Je crois que j’ai impressionné la standardiste au rez-de-chaussée. J’ai demandé Antoine Véronèse et ça a eu son petit effet quand elle a compris que j’avais réellement rendez-vous. Je n’étais pas un de ces ringards qui viennent récupérer leur manuscrit -non, moi, légère nuance : j’étais attendu. Un bref coup de fil interne pour m’annoncer et elle m’a accompagné au 3ième étage jusqu’au bureau de mon futur éditeur.
Véronèse, je ne le connaissais pas physiquement et ça m’a fait assez bizarre. C’était un type grassouillet avec de petits yeux fureteurs, une façon extrêmement perçante de vous regarder comme s’il vous gratouillait le fond de l’âme. Je ne crois pas l’avoir déçu. Il m’a fait asseoir et, direct, m’a proposé une clope que j’ai acceptée. Je le trouvais jovial mais quand même un chouïa moins enthousiaste que l’avant-veille au téléphone. Et surtout, il ne semblait pas pressé de parler de notre contrat. Il causait de choses et d’autres. Ça m’a un peu mis la puce à l’oreille. Il a écrasé sa clope avant de vraiment aborder le vif du sujet.
« Un manuscrit comme le tien, m’a-t-il dit, je peux te l’avouer, j’en reçois peut-être un tous les dix ans et encore, je suis optimiste. Franchement, ça sentait le trois cent mille exemplaires. Il aurait été même possible qu’on fasse plusieurs fois la culbute. »
Je me suis nerveusement repositionné sur ma chaise. Ma glotte a amorcé un salto arrière au fin fond de ma gorge tandis que je bafouillais.
« Pourquoi vous dites : ça sentait ? … Ça sent plus ? »
Et là, Véronèse a pris tout son temps pour me répondre. Il s’est soucieusement levé de son fauteuil, il a été vers la fenêtre qui donnait sur le boulevard, puis il s’est retourné vers moi en me considérant étrangement.
« Je vais dire un truc, tu vas vite comprendre. Dans une boîte, le décideur, c’est celui qui signe les chèques. Moi, je suis directeur de collection mais celui qui a la signature, c’est Forestier, Simon Forestier. On n’est pas une structure énorme mais ça reste pyramidal. Et Forestier, il a beau n’être que salarié, c’est lui le big boss. »
« Quel rapport avec mon polar ? »
« Voilà. Forestier a pris connaissance de ton manuscrit. Bon, il ne l’a pas lu in extenso comme moi mais il l’a survolé et, si tu veux, il a émis plus que de sérieuses réserves. Bref, avec lui, ça coince. Rien qu’en ce qui concerne ton histoire proprement dite, ce qui le fait tiquer, ce sont les motivations de ton serial killer. Ça ne lui paraît pas vraisemblable. Il considère -pas moi, hein, lui- il considère que le lecteur ne marchera jamais dans un truc aussi gros. »
J’ai senti ma clope m’échapper de la main droite et, tout tremblant, je l’ai finalement écrasée dans le cendar.
« Mais c’est le nœud du bouquin. C’est quelque chose que je ne peux pas changer sinon tout le roman s’effondre. Il faut comprendre que mon personnage est à cran. Ses meurtres, il les accomplit de façon complètement pulsionnelle. C’est ce que je mets en avant d’ailleurs, le côté pulsionnel. »
« Tu me dis ça à moi, tu prêches un converti. Et, avec ces meurtres, je peux te dire que t’avais un public acquis d’avance. Je pense qu’il y a plus d’un type dans ton genre qui en rêverait. Mais, d’après Forestier, ce que tu décris là relève trop de la fiction. Or, la politique maison actuelle, en matière de polar, ce serait plutôt de se réorienter vers davantage de réalisme, une vision plus documentaire, une approche davantage axée « fait divers » si tu vois ce que je veux dire. »
Au lieu d’abonder dans son sens -j’étais trop abattu pour discuter de ça- j’ai préféré risquer le tout pour le tout.
« Mais, ce Forestier, il n’y aurait pas moyen que je le rencontre pour le convaincre ? Je suis sûr que j’arriverais à le convaincre. »
Véronèse m’a fixé avec comme de la braise au fond des yeux, me donnant franchement l’impression qu’il jouait avec un appât.
« C’est impossible. D’ailleurs, à cette heure-ci, -quatorze heures vingt, a-t-il précisé en jetant brièvement un œil à la pendule-, il vient de quitter son bureau. »
« Il a déjà fini sa journée ? »
« Non, mais il est réglé comme une montre suisse. Entre le quart et la demi, il a son petit rituel quotidien. Il s’isole sur la terrasse de l’immeuble pour boire son café. Il y a là un petit coin aménagé avec panorama sur Paris où il se ressource comme il dit. Tu sais, c’est un maniaque et, quand il décide de quelque chose, c’est irrévocable. »
Comme pour ratifier définitivement le refus, Véronèse a sorti mon manuscrit d’un de ses tiroirs afin de me le redonner avant de me raccompagner à la porte de son bureau. A ses yeux, j’avais le sentiment que je n’existais plus.
« Ah, on sent un petit courant d’air, m’a dit-il en pointant le doigt vers l’escalier du haut. Qu’est-ce que je disais, Forestier est sur la terrasse et, comme d’habitude, il a laissé ouvert. Par sa faute, je vais encore prendre un coup de froid. »
Il a refermé sa porte et je me suis retrouvé comme un pauvre crétin démuni, seul sur le palier du 3ième étage, mon manuscrit entre les pognes.
Mon rêve avait pris fin.
Depuis le coup de fil de Véronèse, lundi, j’avais annoncé à tous mes proches que voilà, c’est bon, j’étais édité. Pour moi qui, à leurs yeux à tous, passais pour une épave sociale, quelle revanche. Ce matin encore, je me disais que ceux qui avaient douté de moi devaient bien avoir les boules. Je n’étais rien et, du jour au lendemain, je devenais un modèle, une référence…
Seulement, maintenant, ma situation devenait pire qu’avant. En plus d’être un raté, j’allais passer pour un mytho. Tout ça à cause d’un sale connard appointé qui n’y connaissait rien en matière de fiction.
Alors que je ruminais ma brutale chute sociale, je me suis aperçu qu’inversement - sans doute par une sorte de compensation inconsciente- je montais les étages au lieu de les descendre et que j’arrivais au sixième dont un escalier plus étroit donnait accès à la terrasse. J’ai poursuivi mon ascension. Dehors, c’était un espace ouvert avec quelques plantes vertes et un peu de mobilier de jardin. A cette heure-ci, à part moi, il n’y avait là qu’un seul type présent. J’ai tout de suite deviné qu’il s’agissait de Simon Forestier. Il était debout, de profil, à l’un des angles, près du parapet, contemplant rêveusement au loin un bateau-mouche qui remontait la Seine. Il tenait un gobelet de café à la main. Il avait laissé un journal sur le guéridon à deux pas. Il m’a entendu approcher et s’est retourné dans ma direction. Un type maigre et voûté, d’une bonne cinquantaine d’années, tout sec.
Je me suis présenté de façon directe. Evidemment, mon nom ne lui disait absolument rien. Quand je lui ai parlé de mon manuscrit, il m’a lancé d’un ton un peu las et fatigué : « Ah c’est vous. Pourquoi venir me voir ? Véronèse a dû vous dire ce qu’il en était, non ? »
« Si vous n’aviez pas mis votre veto, lui m’éditait sans problème. » ai-je articulé froidement.
Surpris par le ton de ma voix, il m’a observé plus attentivement. Je devinais un rictus amusé sur son visage. Ce type devait adorer jouer avec le destin des autres.
« Je n’ai pas bien compris, m’a-t-il dit, pourquoi Véronèse a retenu votre texte. Sans vouloir vous offenser, c’est écrit à la truelle et votre histoire est tirée par les cheveux. »
Il ne semblait pas du genre à faire dans la dentelle, dissimulant son sadisme foncier sous un vernis de fausse franchise. Je l’ai repris aussitôt.
« Monsieur Véronèse, lui, trouvait ça très bon. Il m’a même affirmé que c’était une œuvre exceptionnelle. Sans doute qu’il a su, lui, rentrer dans mon univers grâce à cette empathie propre aux vrais éditeurs. »
« Il vous a dit ça ? C’est bizarre. Une chance en tout cas qu’il m’ait invité à prendre connaissance du manuscrit, ce n’est pas son habitude. Vous comprenez quand même que si un mauvais titre entre dans une de nos collections, ce sont tous les titres de la collection qui en pâtissent. Nos auteurs pourraient même nous en vouloir, ça les dévalorise. Mais comment saviez-vous que j’étais ici ? »
« Monsieur Véronèse me l’a dit. »
« Il a dû vous dire aussi que je ne revenais jamais sur mes décisions. Et vous savez, a-t-il continué avec un paternalisme un peu pénible, si je peux me permettre une remarque, il est possible de vivre très heureux sans écrire une seule ligne et je dirais même que parfois, le renoncement, c’est ce qu’il y a de plus honorable et de moins douloureux. »
Qu’il me fasse la leçon comme à un môme, ça m’a mis quasiment hors de moi.
« Vous croyez peut-être que je vais abandonner ma vocation parce que vous avez de la merde dans les yeux. On vous propose un petit bijou littéraire mais vous êtes incapable de le voir. Alors que -et beaucoup de mes amis me l’ont dit- j’ai un véritable style, le sens du rythme, je sais faire vivre mes personnages au sein d’une histoire et, en plus, ici, le sujet que je proposais était en or. »
« Eh bien parlons-en de votre sujet : l’histoire d’un pauvre type qui se croit écrivain et qui assassine une brochette d’éditeurs un par un sous prétexte que ces derniers lui ont refusé son manuscrit. Ça n’est pas très crédible et d’ailleurs, ça n’est jamais arrivé. Vous pouvez consulter les annales judiciaires, vous ne trouverez rien… Heureusement d’ailleurs. »
Il s’est mis à rire. Ça lui donnait de ridicules soubresauts d’épaules et j’avais l’impression que des traces de café lui noircissaient les incisives. Rien de plus répugnant.
« Ah bon ! Et comment pouvez-vous dire ça, que ce n’est pas crédible ! »
« Ça n’a aucun sens.»
Adossé au parapet, il a approché son gobelet de ses lèvres, affichant un petit air supérieur plein de mépris. Ne supportant pas qu’il me nargue davantage, j’ai laissé tomber mon manuscrit sur le guéridon et, la rage au bide, je me suis avancé vers lui. Je voulais que ce salopard comprenne l’humiliant néant social dans lequel, par son refus, il était en train de me jeter. Bras tendus, j’ai poussé de toutes mes forces sur sa poitrine. Je ne pensais pas qu’il était si gracile, presque sans consistance. Il a basculé par-dessus le parapet en tentant désespérément d’agripper le vide. C’était grotesque. Seul son gobelet de café est tombé du bon côté, sur la terrasse. J’ai reçu quelques projections de son infâme breuvage sur le perfecto.
Quand je suis redescendu, j’avais la nette impression que le délire et la folie se livraient une guerre de tranchée dans mon crâne. J’avais repris mon manuscrit sur le guéridon et le serrais contre moi comme un enfant que j’aurais sauvé des flammes. Je suis tombé sur Véronèse qui semblait m’attendre sur le palier du 3ième. La fenêtre de son bureau était ouverte et il m’a dit qu’il y avait un attroupement tout en bas dans la rue. Il avait d’ailleurs cru voir passer une ombre derrière ses vitres. Il était extrêmement calme, songeur même, presque surpris.
« Ecoute, avant que les flics ne viennent te cueillir, on pourrait peut-être signer tout de suite le contrat. Maintenant, c’est sûr, ça va marcher. Ton polar vient de prendre une valeur documentaire assez inestimable. »
« Mais ce n’est pas vous qui avez la signature. »
« Forestier mort, c’est moi qui logiquement vais prendre sa place. Parfois tu sais, une promotion, ça tient à pas grand-chose. Je ne sais comment te remercier. »
Il a eu un sourire ironique et m’a lâché d’une voix plus basse.
« Tout ça, c’est toi qui m’en as donné l’idée. A dire vrai, ton bouquin, je n’étais pas du tout convaincu mais je pense que maintenant il est appelé à cartonner. Redonne-moi le manuscrit, je vais le faire rewriter par un pro. Avec le raffut autour de l’affaire, on peut considérer qu’avant toute mise en place, on en est au moins à déjà trois cent mille exemplaires vendus. »