AUTOFICTION
Nouvelle parue dans le recueil "Rennes, ici Rennes" (éditions Critic)
I
« Rennes, ici, Rennes »
Cette annonce tira Cassandra de sa rêverie. Le TGV venait tout juste de s’immobiliser en bordure du quai. La jeune femme rangea la revue qu’elle avait à peine feuilletée depuis Paris et patienta, le temps que le flot des passagers (voyageurs ?) descende. Certains d’entre eux étaient déjà debout dans le couloir central depuis cinq bonnes minutes. « Comportement grégaire un peu absurde et inutile », se dit-elle.
Maintenant qu’elle revenait dans la capitale bretonne pour la première fois après deux ans d’absence, de sérieux doutes commençaient à l’assaillir concernant sa quête de vérité, et elle avait la curieuse intuition – intuition qui n’avait cessé de la tarauder – qu’elle était attendue. Pourtant, à part l’ancienne copine qui devait l’héberger, personne n’avait eu vent de son retour. Cassandra lui avait demandé la plus grande discrétion, et il était convenu qu’elles se retrouvent vers 18h30 dans une brasserie (à définir) du centre-ville.
La jeune femme devina son reflet dans la vitre, et sa tenue vestimentaire la rassura. Elle s’était habillée dans un style à l’opposé du sien avec une tunique dans les tons mauves et un chandail qui peluchait. Elle portait aussi d’immenses lunettes lui mangeant une bonne partie du visage ainsi qu’un béret fantaisie et une perruque brune. Après tout, pour n’être pas reconnue, le mieux n’était-ce pas de ne pas se reconnaître soi-même ?
Une fois le couloir libéré, elle récupéra dans le compartiment à bagages son sac à dos et une valise qui jurait avec sa tenue. Elle descendit sur le quai juste au moment du verrouillage des portes et, tandis que retentissait le coup de sifflet, s’engagea sur l’escalator qui donnait accès à la plate-forme supérieure (centrale ?) de la gare. Son cœur battait très fort. Quoi qu’il arrive là-haut, se dit-elle, elle improviserait…
Et voilà, c’était tout. Parvenu au dernier paragraphe, j’avais compris que je n’écrirais pas une ligne de plus, j’étais à sec. En l’espace d’une demi-heure ce matin, de neuf heures à neuf heures et demie, j’avais pondu ce tout premier feuillet. Il était à présent dix-sept heures trente et mes doigts s’engourdissaient à force d’inaction au-dessus de mon clavier. J’étais pourtant plutôt content de ce début d’histoire, j’avais su y distiller une légère tension, une espèce de mystère de nature à accrocher le lecteur, lui donner l’illusion que, s’il poursuivait sa lecture, il allait s’enfoncer dans un récit à la fois énigmatique et captivant. Mais ça avait tourné court. J’avais commencé à écrire en aveugle, comptant sur mon imagination pour pallier, en temps voulu, à une cruelle absence de canevas. Je m’étais planté. Mon inspiration m’avait lâché en rase campagne, m’abandonnant, si j’ose dire, en plein marasme ferroviaire.
Le plus bizarre, c’est que, d’habitude, je n’avais aucune difficulté pour écrire. Les éditeurs n’en avaient pas davantage pour me refuser mes manuscrits. J’en avais des piles, en retours postaux, qui moisissaient dans un coin d’armoire, et ma tante ne comprenait pas que les polars de son cher neveu ne soient pas depuis longtemps publiés, voire traduits en plusieurs langues et lus aux quatre coins de la planète. A ce jour, j’avais dû en écrire une vingtaine – tous inédits, par la force des choses –, se déroulant dans des pays improbables avec agents secrets, sexe et complots internationaux. Dans les plus récents, j’avais introduit un peu d’internet et de réchauffement climatique pour faire moderne. Peine perdue. Je commençais toujours serré et, au bout d’un moment, ça partait en sucette. Alors tatie Solange m’avait glissé une idée. « Pourquoi n’essaierais-tu pas d’écrire un polar qui se passe à Rennes ? Au moins, tu connais. Ça te donnerait une assise qui te permettrait de poser l’action et les personnages ».
Au départ, je n’étais pas chaud : le local, pas vraiment mon truc. Mais ma tante avait tellement insisté que je lui avais promis de rédiger une simple nouvelle – vingt, trente feuillets, pas davantage, histoire de voir. Et, comme je ne savais par quel bout prendre la chose, elle m’avait suggéré d’amorcer mon récit à la gare de Rennes. « Une gare, c’est le lieu de tous les possibles ». J’avais acquiescé. Mais vu comment c’était parti, j’avais l’impression que ma nouvelle qui débutait à la gare de Rennes allait aussi s’y achever, et, s’il faut être précis, pas beaucoup plus loin que le haut de l’escalator.
En cette fin d’après-midi, j’étais donc plongé dans ces affres, lisant et relisant pour la énième fois mon texte quand, soudain, une intuition a déflagré en moi, le genre d’intuition saugrenue qui, d’un coup, vous amène à considérer la vie sous un angle totalement neuf. En clair, je me suis dit : mais bon dieu, si je veux une suite à ce que je viens d’écrire, pourquoi ne pas tout simplement me rendre à la gare ? J’attends le premier train en provenance de Paris, je repère la fille qui en descend ressemblant le plus à mon héroïne et je la file discrètement. En fonction de ce qu’elle fera, cela aiguillera mon imagination.
Ce projet absurde m’a tout bonnement requinqué. Alors, après un dernier café, j’ai sorti la Simca, allumé la radio et, ni une ni deux, j’ai tracé à travers Rennes en prenant par le canal St Martin, la place de Bretagne et le centre. De toute façon, quel qu’en soit le résultat, cette expédition aurait au moins la vertu de m’aérer le crâne, c’était déjà ça. Arrivé aux abords de l’avenue Janvier, j’ai eu un mal de chien à me garer. J’ai finalement trouvé une place boulevard Magenta et je me suis précipité à toutes jambes sur le parvis nord de la gare. Quand j’ai déboulé sur l’immense plate-forme qui domine et recouvre les voies, le train de 18h16 en provenance de Paris Montparnasse était à quai depuis deux-trois minutes. Il y avait encore des voyageurs montant l’escalator. Je me suis fait la réflexion assez subtile qu’on ne se sent jamais aussi anonyme que dans une gare. Mais l’heure n’était pas à la méditation, plutôt au guet. J’étais à l’affût et bien positionné. Alors je me suis mis à chercher celle qui pouvait ressembler le plus à Cassandra, mon héroïne. Un couple de jeunes, des gamins avec un vieil homme ont émergé du trou des quais, puis l’escalator a tourné un instant à vide. Je commençais à douter de mon dessein quand tout à coup, je l’ai vue apparaître, elle.
Je dis elle, parce que c’était vraiment la Cassandra de ma nouvelle, c’est-à-dire grosso modo la jeune femme que j’avais décrite : une nana plutôt bien gaulée, en jean et pull, un peu bab, avec un béret sur la tête et des lunettes qui lui mangeaient le visage. Là, elle était blonde au lieu de brune. Bon, c’était un détail. Non, sans rire, pour ça, j’étais verni. Je me suis dit : c’est inespéré, je n’aurai même pas à changer une ligne.
Non loin de moi, des gens continuaient à attendre d’autres voyageurs, une femme avec un môme qui piaillait, deux sœurs jumelles et une espèce de marmule à la tronche patibulaire, mais à peine si je leur ai prêté attention.
Mon projet initial était de suivre Cassandra discrètement, et je m’étais placé un poil en retrait. J’avais l’allure du gars détaché de tout, complètement zen. Mais il s’est passé alors un truc que, benêt comme je suis, j’aurais été incapable d’imaginer, le genre d’événement qui vous incite à penser que parfois la fiction, par rapport au réel, c’est du flan. J’ai vu Cassandra se diriger vers moi. J’ai cru sur le coup qu’elle avait repéré une connaissance dans mon dos. Mais non, elle venait vraiment à ma rencontre. Peut-être me confondait-elle avec un autre. J’ai vite écarté cette hypothèse quand, s’étant plantée à quelques centimètres de ma pomme, elle m’a enlacé de ses longs bras et serré contre elle en me murmurant à l’oreille sur le ton de l’injonction.
— Faites semblant.
— De quoi ? ai-je balbutié.
— Le type sur votre droite, surtout, ne le regardez pas.
Elle parlait de la marmule patibulaire. Jamais je n’aurais eu l’idée de le regarder, mais, vu qu’elle me l’interdisait, je n’ai su faire que ça : loucher vers ce type. Je l’avais déjà repéré, et c’est vrai qu’on n’avait pas trop envie de le contrarier. Un mec d’une trentaine d’années, épais et chauve, avec un physique de garçon boucher et les zygomatiques en berne. Il m’a un peu dévisagé.
— Prenez mon sac à dos et ma valise, m’a encore ordonné Cassandra
Je me suis exécuté. Nous avons traversé la plate-forme jusqu’à l’escalator qui descend vers le hall d’entrée. J’ai une dernière fois tourné la tête. Tout en nous fixant, le molosse semblait s’interroger. Nous sommes sortis sur le parvis de la gare.
— On va où ? ai-je demandé.
— J’avais rendez-vous avec une amie, mais là, ce n’est plus possible. Je dois trouver un hôtel.
La déposer à un hôtel ne m’arrangeait pas du tout. Alors, malgré cette intégrité – assez admirable d’ailleurs – qui me pousse, en tant qu’auteur de polar, à ne pas intervenir de façon trop directe dans le comportement de mes personnages, je lui ai proposé de l’héberger.
— En tout bien tout honneur, ai-je précisé. J’habite une petite maison près du canal Saint-Martin avec ma tante. Personne ne saura que vous êtes là.
Cassandra a accepté tout de suite. En général, j’inspire confiance. D’un autre côté, comme notre rencontre avait eu lieu à son initiative, elle ne pouvait pas a priori me soupçonner de desseins inavouables.
Nous arrivions à ma Simca quand, en me retournant, j’ai vu la marmule traverser au pas de course le boulevard devant la gare. Il avait deviné qu’il s’était gentiment fait rouler dans la farine.
— Faites vite, m’a lancé Cassandra qui l’avait également repéré.
On s’est engouffrés chacun d’un côté de la caisse après que j’eus fourré en catastrophe les bagages à l’arrière. J’ai aussitôt démarré, apercevant dans le rétro le type en train de cavaler. Il nous aurait rattrapés si je n’avais pas grillé le feu à l’angle des Champs Libres. C’était chaud. Cassandra m’a dit qu’elle s’appelait Bertille. Bon, s’il n’y avait qu’un prénom à changer, c’était pas un souci. Avec la fonction « rechercher/remplacer » du traitement de texte, ça me prendrait une demi-seconde.
II
Pour rentrer, je me suis un peu aventuré dans le centre de Rennes. Je trouvais ça excellent pour l’écriture de ma nouvelle parce que, primo, ça me permettait de pondre du texte – je visais comme j’ai dit les vingt trente feuillets, et c’est jamais évident de tenir la distance –, deuzio, ça me donnait l’occasion de présenter à mes lecteurs quelques quartiers de la ville comme ma tante m’y invitait expressément.
Donc on s’est fadé des rues pavées à sens unique, certaines semi-piétonnes avec enseignes mondialisées, mais aussi de vieilles baraques à colombages, toutes plus médiévales les unes que les autres. On est remontés du côté de la place des Lices. Puis mairie, opéra, parlement, puis place Hoche, puis place Sainte-Anne, puis retour aux Lices. Bertille s’est étonnée de ce trajet en zigzag. « Au cas où on serait suivis », lui ai-je expliqué. Pour finir, on est redescendus derrière le Parc du Thabor, poussant presque jusqu’au quartier de Maurepas avant de bifurquer, direction route de St Malo.
— Qu’est-ce qu’il vous voulait, ce type ? lui ai-je à un moment demandé.
— Je n’en sais rien.
J’ai hoché la tête. La rétention d’information, c’est souvent une des clés du suspense. Très efficace à condition d’éclairer ensuite le lecteur par petites touches homéopathiques.
Ce qui a rassuré Bertille, c’est de constater que j’habitais en pleine ville, mais limite campagne, avec quasiment pas de voisinage. Bon, je ne vais pas trop décrire l’endroit, certains pourraient faire des recherches sur le net. Disons que ma tante et moi, on vit dans une vieille baraque isolée avec garage et jardin, le tout entouré d’un mur, à deux pas du cimetière du Nord et du canal Saint Martin. Un coin discret, à l’écart de tout lotissement.
À notre arrivée, tatie jardinait dehors en tirant sur une clope qu’elle s’était roulée. Je n’ai jamais vu quelqu’un fumer comme ma tante. C’est sa façon à elle d’emmerder le monde. Elle m’a pris à part.
— T’étais pas censé écrire une nouvelle, toi, aujourd’hui ? Je te vois revenir avec une fille. Tu peux m’expliquer ?
— Tatie, lui ai-je dit, détrompe-toi. La présence de Bertille ici fait partie intégrante de mon projet. Je suis en train de mettre au point une façon révolutionnaire d’écrire qui enrayera à jamais toute panne d’inspiration.
J’exagérais. J’ai laissé ma tante finir son jardinage et sa clope et j’ai montré à Bertille sa chambre à l’étage. Si elle voulait se reposer, prendre une douche, n’importe quoi, pas de problème.
Après, je suis redescendu à la cave qui est mon antre, mon lieu, l’endroit où j’écris. Je me suis calé devant mon clavier. Et c’est venu tout seul, d’un jet. Tout ce qui s’était passé depuis ma rencontre avec Bertille. Cette méthode de création, grands dieux, pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?
III
En voyant Bertille descendre, une heure plus tard, de l’étage, je me suis demandé si c’était bien la même personne. Pas étonnant que le gars qui l’attendait à la gare ne l’ait pas reconnue. À présent, elle portait des bottines en cuir noir, des bas résille à motifs reptiliens, une courte robe rouge, un boléro. Et elle n’était plus blonde mais rousse. Elle avait aussi changé de lunettes : là, c’étaient des montures élégantes, fines. Et, sans être un pro en esthétique, j’ai remarqué qu’elle s’était superbement maquillée. Vraiment la classe. Il était plus de vingt heures, nous allions dîner, j’avais préparé un repas un peu basique et je trouvais curieux qu’elle s’apprête de la sorte pour passer à table. J’ai vite compris qu’elle avait un autre projet quand elle m’a demandé si je pouvais la conduire dans le centre. Tatie Solange m’a regardé d’un drôle d’air, comme si j’étais un gros nigaud tirant des plans sur la comète. Plutôt que de subir son ironie, j’ai glissé à ma tante que c’était prévu et que je comptais manger plus tard. Bertille et moi avons repris la Simca. Dans la bagnole, elle n’a pas bronché sauf pour me demander de la déposer près du Parc St Georges – elle se débrouillerait pour rentrer toute seule. Du coup, bonne poire jusqu’au bout, je lui ai prêté un jeu de clés. Je me sentais un peu con-con dans le rôle du gentil hôtelier chauffeur. D’un autre côté, ce n’était pas en la laissant filer bêtement dans la nature que j’allais achever ma nouvelle. Je l’ai donc déposée où elle me le demandait puis je suis censément reparti. Mais ça a été pour me garer discrètement une fois passé l’angle du premier pâté de maisons. J’ai enfilé une vieille pelure, un anorak à capuche sorti de mon coffre, afin qu’elle ne reconnaisse pas ma silhouette et j’ai fait demi-tour à pied. Je l’ai vite retrouvée et, tout en gardant mes distances, prise en filature. Ok, c’était un peu minable de ma part, mais tout ce qui est un peu minable me ressemble.
Elle avait poursuivi sur la rue Paul Bert. Du coup, ne pas la perdre, rien de plus facile. J’étais une cinquantaine de mètres derrière, sur l’autre trottoir. A un moment, elle est entrée dans un bar que je connaissais de réputation : « La Quincaillerie Générale ». Je me suis arrêté devant. Petite affluence à l’intérieur. Ce soir-là, un concert était programmé. D’après l’affichette sur la porte, un chanteur s’y produisait, seul sur scène : Fabien Rohou. J’en avais vaguement entendu parler.
Ce qu’il y a de bien avec les bars, aujourd’hui, c’est que, si on reste fumer sa clope dehors, ça ne paraît pas louche. Au contraire, pour en griller une, on n’a plus que cette solution. Donc je suis resté dehors, clope au bec, à regarder discrètement par la vitrine. Bertille était assise au comptoir. Et, mignonne comme elle était, on devait être plus d’un à la mater. Le concert a commencé tôt. Un seul type à la guitare électrique, le Fabien Rohou en question. Sa musique : pas du tout ma tasse, mais faut croire qu’il avait des fans. Bertille semblait béate d’admiration. Allez comprendre.
À la fin du concert, le chanteur s’est rendu au bar. N’étant pas aveugle, il avait dû remarquer qu’il avait un ticket avec la jolie pin-up du comptoir. Il n’a pas été long à la brancher. Avec son aura de musico, évidemment, aucun problème pour séduire une fille. Nous, les auteurs de polars – surtout quand, comme moi, on n’est pas édité –, on ne bénéficie d’aucun de ces avantages. Pourtant, ça me semble autrement plus difficile d’écrire un polar qu’une chanson. Mais ce n’est pas comme ça que le monde tourne. Un peu énervé et parce que ça commençait à peler, j’ai décidé de lever le camp.
IV
Rentré chez moi, je me suis contenté d’un en-cas sur le pouce avec des victuailles glanées dans le frigo puis, au fond de ma cave, j’ai encore pondu quelques feuillets. Mais je n’étais pas très chaud. On s’éloignait du « noir » et, à cause de ce flirt entre Bertille et le musico, le risque, c’était de s’engluer dans une bluette sentimentale à la mords-moi-le-nœud. En fait, il me manquait un truc. J’étais au milieu du gué, j’attendais un basculement et, j’avais beau me creuser, je ne trouvais pas. J’en étais encore à réfléchir là-dessus lorsque j’ai entendu Bertille rentrer vers les trois heures du mat’. Au moins, elle regagnait le nid, c’était déjà ça. Peu après, je me suis endormi sur le canapé à côté de mon PC.
Quand j’ai rouvert les yeux le lendemain matin, il était plus de onze heures, et j’étais toujours dans mes vêtements de la veille. Je suis monté au rez-de-chaussée. Tatie Solange était partie bosser, il y avait une belle odeur de tabac froid dans la cuisine. Elle avait préparé les bols du p’tit déj’ et, visiblement, Bertille n’était pas encore levée. Direction salle de bain, je me suis désapé et niché dans le carré de douche. Et c’est là, sous le jet d’eau, que j’ai compris ce qui me manquait. Pour que ma nouvelle prenne son envol, il m’aurait fallu un cadavre. C’était le minimum syndical. Un cadavre, ça structure tout de suite, ça accroche. Dans le cas présent, à part ce type à la mine patibulaire qui nous avait coursés à la gare, il n’y avait rien de concret. Ce n’est pas avec un truc aussi mince que j’allais tenir mes lecteurs en haleine.
Je suis sorti de la douche tout propre, j’ai enfilé un peignoir et allumé la radio sur une station locale avant de me raser. Et là, sonnez buccins, résonnez trompettes, qu’est-ce que j’entends baver dans le poste ? Que le chanteur Fabien Rohou s’est suicidé pendant la nuit. Cette nouvelle, ça m’a proprement empalé. D’après le flash info, il avait téléphoné à un proche vers les quatre heures du mat’ pour l’avertir de son intention. Ce dernier, ne parvenant pas à l’en dissuader, s’était précipité chez lui, mais un poil trop tard. Le flash précisait que la veille, Fabien Rohou avait donné un concert dans un bar de la rue Paul Bert. Des témoins l’avaient vu partir au bras d’une jeune femme rousse dont, pour l’instant, on ignorait l’identité.
En éteignant la radio, je me suis dit : Bingo ! Un cadavre ! Enfin, ma nouvelle allait commencer à ressembler à quelque chose. Là, on était dans le dur. Là, ça prenait une sacrément bonne tournure. Je me voyais, l’esprit tranquille, en train d’achever mes quinze derniers feuillets. Faut me comprendre. Jusqu’ici, pas un seul mort. Mes lecteurs auraient légitimement pu me demander des comptes.
J’ai perçu du bruit à côté, dans la cuisine : Bertille était certainement descendue de sa chambre. Du coup, je n’avais qu’une hâte : qu’on en discute. Mais il me fallait n’évoquer ce suicide qu’incidemment, comme une info locale entendue à la radio. Après tout, je n’étais pas censé l’avoir suivie hier soir.
Soudain, alors que j’entame mon rasage, ça sonne à l’entrée (là, j’écris au présent parce qu’il va y avoir de l’action). À tous les coups, le facteur. Je gicle de la salle de bain, les joues pleines de mousse à raser. Je traverse le salon, passe le vestibule et ouvre la porte sans me méfier. Je me fige façon momie aztèque quand je reconnais le type sur le seuil. C’est la marmule patibulaire de la gare. De la main gauche, il me fait « chut » en mettant l’index devant la bouche. Ce n’est pas qu’il soit gaucher, mais sa main droite n’est pas libre : elle est prolongée par un Beretta qu’il est en train de pointer sur moi. Tout de suite, je me découvre d’un naturel coopératif, obéissant, limite servile. Il me fait reculer tout doucement jusqu’à la cuisine.
— Elle est où, la petite salope ? T’as deux secondes pour répondre, après t’en auras plus l’occasion.
Ces fameuses deux secondes, même si elles ont tendance, dans ces moments-là, à joliment s’étirer, ça reste quand même un laps de temps assez court. C’est pourtant plus qu’il n’en faut à Bertille pour réduire à néant les exigences de mon visiteur. Le colosse s’étale comme une bouse près du vaisselier après que, dissimulée dans un angle, elle l’a frappé avec une statue africaine à tête évidée que tatie utilise comme cendar. Dans la chute, la tempe du type se mange le coin de la table en Formica.
V
Il y avait trois minutes à présent que notre ami ne bougeait plus. Une masse inerte toute pâlichonne, bouche et mirettes béantes. Tâter le pouls, j’aurais pu, mais, sans être devin, j’avais le sentiment que son immobilité avait un caractère nettement définitif. Depuis le début de ma nouvelle, je n’avais eu droit à aucun cadavre, la diète totale, et là, en l’espace de quelques lignes, deux tout frais allongés du matin. C’est sûr, j’étais gâté – mais, attention, pas fier pour autant.
Je me suis assis sur une chaise, bras ballants, le visage encore barbouillé de mousse à raser.
— Qui était-ce ? ai-je demandé à Bertille,
Elle a marqué un temps d’arrêt avant de répondre.
— Il s’appelle Max. C’est le cousin d’un chanteur assez connu dans le coin, Fabien Rohou.
J’ai trouvé cette précision divinement précieuse. Pour mon histoire, c’était de l’or.
— Et tous deux tirent leur révérence à quelques heures d’intervalle.
Bertille m’a regardé sans paraître comprendre, comme si ma remarque avait un sens caché. J’ai dû clarifier.
— Il y a quelques minutes, j’ai entendu à la radio que Fabien Rohou s’était suicidé pendant la nuit.
Là, j’ai vu la miss se décomposer. Elle a éprouvé le besoin de s’asseoir et, comme quelques clopes déjà roulées de ma tante se trouvaient dans une soucoupe à portée de main, on s’en est allumé chacun une. Fumer, pour les confidences, c’est souvent un préalable. Après avoir tiré quelques taffes, elle m’a dit d’une voix blanche.
— Il faut que vous sachiez : je suis la sœur de Violette Lenoir.
Je parie cent cartouches d’encre que pour n’importe lequel de mes lecteurs, le nom de Violette Lenoir n’évoque strictement rien. Pour moi, si. Je suis très amateur de faits-divers locaux, si bien qu’il m’a suffi d’interroger ma base de données cérébrale, et le dossier Violette Lenoir m’est tout droit sorti du cortex en trois microsecondes. Pour la faire courte, disons qu’il s’agissait d’une jeune femme, lieutenant de police, qui avait mystérieusement disparu plus de deux ans auparavant. Comme elle était flic, ç’avait fait pas mal jaser à l’époque. Les thèses de la fugue ou de l’accident avaient été écartées, et les affaires sur lesquelles elle travaillait n’avaient rien donné de concret. Les enquêteurs penchaient plutôt pour le crime crapuleux. D’après mes fiches, le corps de la jeune femme n’avait jamais été retrouvé, uniquement son véhicule, abandonné dans une décharge sauvage à proximité des étangs d’Apigné.
— Je me rappelle cette histoire, ai-je dit. Et donc, la disparition de votre sœur aurait un lien avec ces deux types ?
— Un lien très direct : ma sœur écrivait des poèmes.
J’ai machinalement hoché la tête en me demandant si elle ne se foutait pas un peu de ma tronche. Elle a encore tiré une taffe avant de poursuivre.
— À part moi, personne ne le savait. Nous partagions un appart rue Hoche, au-dessus d’une petite librairie, et j’ai découvert un soir un vieux carnet où elle les notait tous. Quand je lui en ai parlé le lendemain, elle s’est mise en pétard. Elle ne voulait surtout pas qu’on l’apprenne, ça lui semblait tellement ridicule, une femme flic qui écrit des poèmes. J’ai respecté sa volonté, mais, les rares fois où elle laissait son carnet à l’appart, il m’arrivait de le lire. J’ai quitté Rennes peu après l’affaire. J’avais tout autant oublié qu’elle écrivait qu’abandonné l’espoir d’un jour connaître la vérité sur sa disparition. Mais, il y a deux semaines, je suis tombée par hasard sur une émission de radio consacrée aux chanteurs régionaux. Ils ont passé plusieurs titres à l’antenne, dont une chanson de Fabien Rohou. Et le texte de la chanson, c’est l’un des derniers poèmes de ma sœur.
— Elle lui aurait communiqué ses textes ?
— Je vous ai dit qu’elle ne les faisait lire à personne. D’ailleurs, je me suis renseignée, Fabien Rohou a signé sous son nom les paroles et la musique du titre en question. Hier soir, je suis allée l’écouter dans un bar de la rue Paul Bert. Et là, il a encore interprété d’autres textes de Violette. Je me suis arrangée pour le séduire. Après le concert, il m’a invitée chez lui pour soi-disant un dernier verre et, une fois en tête à tête, j’ai joué cartes sur table. Ça l’a bien secoué. Il a fini par m’avouer qu’il avait trouvé ce carnet dans la grange d’une vieille ferme que son cousin — le gugusse ici présent — avait achetée du côté de Pont-Péan. Sur le coup, il avait pensé que les textes étaient de la main de l’ancienne proprio, décédée depuis belle lurette. Comme il n’arrivait plus à écrire, il se les est appropriés, s’imaginant que personne n’en saurait jamais rien.
J’ai terminé ma clope sans moufter. Apparemment, je n’étais pas le seul en pleine dèche créatrice. Sauf que moi, je n’avais jamais pillé l’œuvre de personne.
— Il n’avait pas peur que vous le dénonciez ?
— C’était parole contre parole. Il m’a dit qu’il avait recopié et détruit le carnet et qu’il n’hésiterait pas à m’attaquer en diffamation si jamais je l’accusais. En échange de mon silence, il m’a quand même promis de m’aider. Il m’a d’ailleurs donné l’adresse de la ferme en question.
Pour l’instant, cette histoire ne tenait que sur une patte. J’avais besoin de plus de détails.
— Et ce Max, lui ai-je demandé en désignant le cadavre, comment se fait-il que vous le connaissiez ?
— Il a longtemps été videur au Pym’s, une boîte où j’allais souvent avec Charlotte, la copine qui devait m’héberger. Et j’étais au courant de sa parenté avec le chanteur, il s’en est plaint plus d’une fois. Quand je l’ai vu hier, à la gare, tout de suite, j’ai compris que ça sentait le roussi. Je me suis demandé comment il avait pu savoir que je venais à Rennes, mais Fabien Rohou m’a appris cette nuit que son cousin et Charlotte étaient ensemble depuis quelque temps. Elle a dû incidemment évoquer ma venue et lui raconter que j’étais sur une piste concernant la disparition de ma sœur. Que cet abruti se soit pointé à la gare prouve que je chauffais sérieusement.
VI
À bien y réfléchir, je dois avoir un QI de moineau, pas tellement plus. Sinon, je n’aurais jamais accepté le deal. Pour l’heure, je roulais sur la rocade sud de Rennes au volant de ma Simca alors que Bertille me suivait au volant d’une vieille Mercedes, celle de Max, repérée à deux pas de la maison. Max était lui aussi du voyage. Il s’était trouvé une petite place bien au chaud dans le coffre de la Mercedes, sous une bâche. Entre Bertille et moi, le deal était le suivant : je l’accompagnais jusqu’à la ferme où le chanteur avait découvert le carnet de poèmes de sa sœur, en échange de quoi elle m’aidait à exfiltrer notre défunt visiteur de la cuisine de ma tante. C’était un peu débile. À ma décharge, il convient de dire que j’avais besoin de trouver une chute à peu près acceptable à ma nouvelle. Prévenir les flics aurait tout gâché. Je voulais un truc qui tienne la route. D’ailleurs, plusieurs détails n’étaient pas encore très clairs. Par exemple, celui-ci : comment Max avait-il découvert mon adresse ?
Je connaissais les environs de Pont-Péan et je voyais grosso modo où était la ferme en question. Donc, pas de souci pour le repérage. Une fois sortis de la rocade, on a pris discrètement par des départementales puis par ce qui pouvait ressembler à une communale. Notre périple relevait du doux délire, avec un côté bucolique qu’en d’autres circonstances j’aurais peut-être apprécié. Pour me changer les idées, j’ai allumé la radio. Mauvaise pioche : je suis tombé sur une émission hommage à Fabien Rohou.
La ferme, je l’ai aperçue au détour d’un virage, deux-trois minutes après avoir passé la Seiche, en me référant à l’indication du lieu-dit. Elle était douillettement cachée derrière un rideau d’arbres. J’ai arrêté la Simca dans un chemin creux bien à l’écart tandis que Bertille rentrait la Mercedes dans la propriété. Elle comptait abandonner le véhicule au milieu de la cour, histoire de pousser les flics à entreprendre des recherches si jamais nous ne trouvions rien. À dire vrai, je ne comprenais pas trop l’intérêt de notre démarche. Pour moi, la disparition de Violette Lenoir résultait d’un crime crapuleux commis par Max. Qu’on découvre un indice supplémentaire ne changeait pas fondamentalement la donne. J’ai rejoint Bertille à pied en traversant un verger. De prime abord, la ferme ressemblait à la plupart des fermes restaurées du coin : un bâtiment principal retapé, et tout le reste à l’abandon. La grange où le carnet avait été retrouvé était, d’après la description que le chanteur avait faite à Bertille, un peu à l’écart de la cour. Nous nous en sommes approchés. La porte, mi-ouverte, était sur le point de rendre l’âme. À l’intérieur, un bric-à-brac relevant plus de la déchetterie que de la brocante. Les reliques de l’ancienne proprio s’y entassaient pêle-mêle. J’imaginais mal Bertille reconnaître dans ce bazar quelque chose ayant appartenu à sa sœur et je me suis allumé une clope en la laissant œuvrer. En fait, je méditais sur la structure de ma nouvelle. Il me manquait un rebondissement de dernière minute. Mais quel élément nouveau introduire, et comment ? Le vrai souci, c’est que le méchant, en tirant trop tôt sa révérence, avait siphonné tout le suspense, d’où le côté bancal de mon texte. C’était vraiment trop bête. J’étais en pleine réflexion quand j’ai entendu un bruit de moteur. J’ai relevé la tête en même temps que Bertille puis nous nous sommes rapprochés en catimini de l’embrasure de la porte. Une Opel Astra venait d’entrer dans la cour. Elle s’est arrêtée près de la Mercedes, et un type en est descendu. Apparemment, il était seul. Cheveux gris, la bonne cinquantaine, petit mais athlétique, un visage taillé à la serpe.
— Mais je le connais ! a murmuré Bertille, le souffle court.
Le type a fait le tour de la Mercedes puis s’est mis à appeler.
— Max ! Max !
J’ai jeté un regard interrogateur à Bertille, et c’est là que je l’ai vue sortir de son sac le Beretta du susnommé Max. J’ignorais qu’elle l’avait gardé sur elle. Dehors, le type a pris la direction de notre grange et, d’un seul coup, je me suis demandé ce que je foutais là. Des fantasmes de téléportation m’ont traversé l’esprit, et, quand, arme au poing, Bertille est sortie sur le pas de la porte, je suis vaillamment resté à couvert. Subtile et pudique neutralité de l’auteur.
— Bonjour, commandant, a lancé la jeune femme en pointant le Beretta sur le nouveau venu.
Le type s’est arrêté net et a salement grimacé.
— Où est Max ?
— Dans le coffre de sa Mercedes.
Le type a encaissé le coup sans broncher, laissant Bertille poursuivre.
— J’ignorais que vous et lui, vous vous connaissiez, a-t-elle repris. Si je me souviens bien, vous étiez l’un des supérieurs hiérarchiques de ma sœur.
Il a souri finement. Il semblait, en quelques secondes, avoir pris la pleine mesure de la situation.
— Je connais Max depuis toujours. Le fils d’un vieil ami. Je lui ai plusieurs fois sauvé la mise. Et lui aussi. Mais là n’est pas la question.
— C’est lui qui est responsable de la disparition de ma sœur ?
Le flic a hésité. Il a eu un petit rictus presque méditatif puis il a dit doucement.
— Oui, c’est lui. Mais il n’est pas responsable que de la disparition de votre sœur.
— Que voulez-vous dire ?
— Il a aussi éliminé un garçon qui s’appelait Jorge. Jorge était mon amant, mais ce petit salopard bossait en réalité pour des gugusses du milieu rennais. En enquêtant sur une tout autre affaire, votre sœur a été amenée à s’intéresser à lui. Et elle a découvert les relations qu’il entretenait avec moi et la manière dont il m’utilisait.
— À vous entendre, vous êtes une victime.
— C’est ce que je crois. Votre sœur a commencé à me filer en solo en dehors de ses heures de service. Un week-end où j’étais ici avec Jorge, elle a manqué de la plus élémentaire prudence, et Max qui nous recevait l’a surprise dans la cour. Nous l’avons interrogée, et elle nous a appris ce qu’elle savait sur mon amant. Je suis tombé de haut. Qu’un type comme moi se fasse berner par un petit gigolo de son genre, c’était à pleurer. Mais j’étais piégé : à cause de mes indiscrétions auprès de lui, un gros coup de filet avait échoué peu de temps auparavant. La divulgation de cette histoire aurait mis fin à ma carrière.
En l’écoutant parler, ce qui me frappait, c’est qu’il s’épanchait trop, comme s’il était certain de sa bonne étoile. Plutôt mauvais signe.
— Et c’est pour ça que ma sœur a été tuée ? a dit Bertille d’une voix dure.
— Nous n’avons pas eu le choix. Mais, contrairement à Jorge, elle n’a pas souffert.
Si Bertille avait voulu se venger, elle l’aurait fait à ce moment-là. Le flic devait le sentir et, sans doute habitué à parlementer avec des forcenés, il devinait que les choses basculaient en sa faveur.
— Hélas, quelques semaines après ces malheureux événements, Max a laissé sa ferme à la disposition de son cousin, et ce dernier a trouvé par hasard dans cette grange un carnet de poèmes. Une regrettable négligence de notre part dont jusqu’à hier encore nous ne savions rien. Mais cette nuit, après votre départ de chez lui, Fabien Rohou a appelé Max pour essayer de comprendre comment ce carnet était arrivé dans la grange. Max s’est proposé de venir à domicile lui expliquer ça en détail. Comme son cousin avait pas mal bu, il n’a eu aucun mal à simuler un suicide en le pendant à l’espagnolette d’une fenêtre avec une corde de guitare. Faut croire que mon acolyte avait davantage le sens de la mise en scène que de la famille. Il a ensuite prévenu les flics et raconté que Fabien Rohou l’avait appelé avec des idées suicidaires.
Bertille n’écoutait plus vraiment.
— Où est la dépouille de ma sœur ?
— Quelque part là, sous vos pieds, je suppose.
D’entendre ça, Bertille, ça l’a déstabilisée. Elle a baissé les yeux dans un moment de flottement. Alors, d’un léger mouvement du bras, le flic a discrètement rabattu le pendant de sa veste afin de sortir le flingue qu’il avait dans un étui près de la ceinture. Il a peut-être manqué de vivacité ? En tout cas, Bertille l’a vu venir. Elle a d’instinct pressé sur la détente tandis qu’il avait déjà son arme pointée sur elle. Les deux coups de feu ont retenti de concert. Bertille s’est écroulée d’un seul bloc, et le flic lentement affaissé pendant que l’écho des détonations se perdait dans la campagne environnante.
J’ai détourné le regard et fixé un long moment un coin sombre de la grange comme pour me convaincre que ce n’était pas arrivé. Plus un bruit dehors. Si je cherchais une chute à ma nouvelle, à présent, je l’avais. J’ai dû me résoudre à sortir. Ils étaient tous deux au sol. Bertille avait été tuée sur le coup. Un tir net et sans bavure. Le flic, lui, agonisait. Une sale blessure au bide, qui lui faisait perdre énormément de sang.
— Appelez les secours, a-t-il balbutié en me voyant approcher.
Je me suis penché sur lui. J’étais déphasé, salement à côté de la plaque.
— Comment Max nous a retrouvés ? lui ai-je demandé de but en blanc.
— Le numéro d’immatriculation d’une Simca, a bredouillé le flic.
J’ai poussé un ouf de soulagement. Je craignais qu’il y ait un trou logique dans mon intrigue.
— Appelez les secours, a répété le flic.
Je l’ai regardé soucieusement.
— Il faut que vous compreniez, lui ai-je murmuré à l’oreille, vous sauver m’entraînerait dans des prolongements narratifs qui compromettraient l’équilibre formel de ma nouvelle. Je me dois de faire très attention. J’aurais écrit un roman, je ne dis pas, je me serais arrangé pour vous sauver, mais là il s’agit d’une nouvelle.
Il m’a regardé avec des yeux ronds, sans piger. Ça doit être assez apaisant au final de mourir en s’interrogeant, on est moins focalisé sur la douleur. C’est peut-être pour ça aussi qu’il s’est éteint très discrètement, presque à mon insu. Du coup, je me suis retrouvé seul avec deux cadavres à mes côtés, un autre dans le coffre de la Mercedes et sans doute deux derniers sous terre. Il était plus que temps de me retirer sur la pointe des pieds. C’est ce que j’ai fait en regagnant ma Simca.
VII
Rentré chez moi, je me suis calé devant mon clavier. Et en deux heures de temps, alors que le soir tombait, c’était loché. Comme prévu, j’avais grosso modo mes vingt-cinq feuillets, tatie Solange serait contente. Mais il y avait quand même un gros hic : ma nouvelle, j’en étais un personnage à part entière. C’est un paramètre d’ordre technique que j’avais mal analysé et qui, à cause d’un certain rapport au réel, me condamnait à ne jamais pouvoir publier mon texte. La vraie poisse. J’avais une histoire d’autant plus béton qu’elle était authentique, et je ne pouvais rien en faire. Même en changeant les noms et quelques circonstances, je courais un risque. Alors, j’ai décidé de remettre les compteurs à zéro. Demain, comme si rien ne s’était passé, j’allais retourner à la gare attendre le premier train en provenance de Paris. Je me positionnerais une nouvelle fois sur la plate-forme supérieure. Et la nana qui apparaîtrait en haut de l’escalator et dont le physique collerait le mieux à mon personnage, je la filerais incognito. Mais cette fois-ci, j’en faisais le serment, pas d’impair, aucune connexion entre elle et moi, neutralité impeccable.
Totalement habité par ce projet, je me suis allumé une clope et, tirant une taffe, le regard rivé à mon texte, j’ai retapé, comme par superstition, l’incipit : « Rennes, ici, Rennes ».
« Rennes, ici, Rennes »
Cette annonce tira Cassandra de sa rêverie. Le TGV venait tout juste de s’immobiliser en bordure du quai. La jeune femme rangea la revue qu’elle avait à peine feuilletée depuis Paris et patienta, le temps que le flot des passagers (voyageurs ?) descende. Certains d’entre eux étaient déjà debout dans le couloir central depuis cinq bonnes minutes. « Comportement grégaire un peu absurde et inutile », se dit-elle.
Maintenant qu’elle revenait dans la capitale bretonne pour la première fois après deux ans d’absence, de sérieux doutes commençaient à l’assaillir concernant sa quête de vérité, et elle avait la curieuse intuition – intuition qui n’avait cessé de la tarauder – qu’elle était attendue. Pourtant, à part l’ancienne copine qui devait l’héberger, personne n’avait eu vent de son retour. Cassandra lui avait demandé la plus grande discrétion, et il était convenu qu’elles se retrouvent vers 18h30 dans une brasserie (à définir) du centre-ville.
La jeune femme devina son reflet dans la vitre, et sa tenue vestimentaire la rassura. Elle s’était habillée dans un style à l’opposé du sien avec une tunique dans les tons mauves et un chandail qui peluchait. Elle portait aussi d’immenses lunettes lui mangeant une bonne partie du visage ainsi qu’un béret fantaisie et une perruque brune. Après tout, pour n’être pas reconnue, le mieux n’était-ce pas de ne pas se reconnaître soi-même ?
Une fois le couloir libéré, elle récupéra dans le compartiment à bagages son sac à dos et une valise qui jurait avec sa tenue. Elle descendit sur le quai juste au moment du verrouillage des portes et, tandis que retentissait le coup de sifflet, s’engagea sur l’escalator qui donnait accès à la plate-forme supérieure (centrale ?) de la gare. Son cœur battait très fort. Quoi qu’il arrive là-haut, se dit-elle, elle improviserait…
Et voilà, c’était tout. Parvenu au dernier paragraphe, j’avais compris que je n’écrirais pas une ligne de plus, j’étais à sec. En l’espace d’une demi-heure ce matin, de neuf heures à neuf heures et demie, j’avais pondu ce tout premier feuillet. Il était à présent dix-sept heures trente et mes doigts s’engourdissaient à force d’inaction au-dessus de mon clavier. J’étais pourtant plutôt content de ce début d’histoire, j’avais su y distiller une légère tension, une espèce de mystère de nature à accrocher le lecteur, lui donner l’illusion que, s’il poursuivait sa lecture, il allait s’enfoncer dans un récit à la fois énigmatique et captivant. Mais ça avait tourné court. J’avais commencé à écrire en aveugle, comptant sur mon imagination pour pallier, en temps voulu, à une cruelle absence de canevas. Je m’étais planté. Mon inspiration m’avait lâché en rase campagne, m’abandonnant, si j’ose dire, en plein marasme ferroviaire.
Le plus bizarre, c’est que, d’habitude, je n’avais aucune difficulté pour écrire. Les éditeurs n’en avaient pas davantage pour me refuser mes manuscrits. J’en avais des piles, en retours postaux, qui moisissaient dans un coin d’armoire, et ma tante ne comprenait pas que les polars de son cher neveu ne soient pas depuis longtemps publiés, voire traduits en plusieurs langues et lus aux quatre coins de la planète. A ce jour, j’avais dû en écrire une vingtaine – tous inédits, par la force des choses –, se déroulant dans des pays improbables avec agents secrets, sexe et complots internationaux. Dans les plus récents, j’avais introduit un peu d’internet et de réchauffement climatique pour faire moderne. Peine perdue. Je commençais toujours serré et, au bout d’un moment, ça partait en sucette. Alors tatie Solange m’avait glissé une idée. « Pourquoi n’essaierais-tu pas d’écrire un polar qui se passe à Rennes ? Au moins, tu connais. Ça te donnerait une assise qui te permettrait de poser l’action et les personnages ».
Au départ, je n’étais pas chaud : le local, pas vraiment mon truc. Mais ma tante avait tellement insisté que je lui avais promis de rédiger une simple nouvelle – vingt, trente feuillets, pas davantage, histoire de voir. Et, comme je ne savais par quel bout prendre la chose, elle m’avait suggéré d’amorcer mon récit à la gare de Rennes. « Une gare, c’est le lieu de tous les possibles ». J’avais acquiescé. Mais vu comment c’était parti, j’avais l’impression que ma nouvelle qui débutait à la gare de Rennes allait aussi s’y achever, et, s’il faut être précis, pas beaucoup plus loin que le haut de l’escalator.
En cette fin d’après-midi, j’étais donc plongé dans ces affres, lisant et relisant pour la énième fois mon texte quand, soudain, une intuition a déflagré en moi, le genre d’intuition saugrenue qui, d’un coup, vous amène à considérer la vie sous un angle totalement neuf. En clair, je me suis dit : mais bon dieu, si je veux une suite à ce que je viens d’écrire, pourquoi ne pas tout simplement me rendre à la gare ? J’attends le premier train en provenance de Paris, je repère la fille qui en descend ressemblant le plus à mon héroïne et je la file discrètement. En fonction de ce qu’elle fera, cela aiguillera mon imagination.
Ce projet absurde m’a tout bonnement requinqué. Alors, après un dernier café, j’ai sorti la Simca, allumé la radio et, ni une ni deux, j’ai tracé à travers Rennes en prenant par le canal St Martin, la place de Bretagne et le centre. De toute façon, quel qu’en soit le résultat, cette expédition aurait au moins la vertu de m’aérer le crâne, c’était déjà ça. Arrivé aux abords de l’avenue Janvier, j’ai eu un mal de chien à me garer. J’ai finalement trouvé une place boulevard Magenta et je me suis précipité à toutes jambes sur le parvis nord de la gare. Quand j’ai déboulé sur l’immense plate-forme qui domine et recouvre les voies, le train de 18h16 en provenance de Paris Montparnasse était à quai depuis deux-trois minutes. Il y avait encore des voyageurs montant l’escalator. Je me suis fait la réflexion assez subtile qu’on ne se sent jamais aussi anonyme que dans une gare. Mais l’heure n’était pas à la méditation, plutôt au guet. J’étais à l’affût et bien positionné. Alors je me suis mis à chercher celle qui pouvait ressembler le plus à Cassandra, mon héroïne. Un couple de jeunes, des gamins avec un vieil homme ont émergé du trou des quais, puis l’escalator a tourné un instant à vide. Je commençais à douter de mon dessein quand tout à coup, je l’ai vue apparaître, elle.
Je dis elle, parce que c’était vraiment la Cassandra de ma nouvelle, c’est-à-dire grosso modo la jeune femme que j’avais décrite : une nana plutôt bien gaulée, en jean et pull, un peu bab, avec un béret sur la tête et des lunettes qui lui mangeaient le visage. Là, elle était blonde au lieu de brune. Bon, c’était un détail. Non, sans rire, pour ça, j’étais verni. Je me suis dit : c’est inespéré, je n’aurai même pas à changer une ligne.
Non loin de moi, des gens continuaient à attendre d’autres voyageurs, une femme avec un môme qui piaillait, deux sœurs jumelles et une espèce de marmule à la tronche patibulaire, mais à peine si je leur ai prêté attention.
Mon projet initial était de suivre Cassandra discrètement, et je m’étais placé un poil en retrait. J’avais l’allure du gars détaché de tout, complètement zen. Mais il s’est passé alors un truc que, benêt comme je suis, j’aurais été incapable d’imaginer, le genre d’événement qui vous incite à penser que parfois la fiction, par rapport au réel, c’est du flan. J’ai vu Cassandra se diriger vers moi. J’ai cru sur le coup qu’elle avait repéré une connaissance dans mon dos. Mais non, elle venait vraiment à ma rencontre. Peut-être me confondait-elle avec un autre. J’ai vite écarté cette hypothèse quand, s’étant plantée à quelques centimètres de ma pomme, elle m’a enlacé de ses longs bras et serré contre elle en me murmurant à l’oreille sur le ton de l’injonction.
— Faites semblant.
— De quoi ? ai-je balbutié.
— Le type sur votre droite, surtout, ne le regardez pas.
Elle parlait de la marmule patibulaire. Jamais je n’aurais eu l’idée de le regarder, mais, vu qu’elle me l’interdisait, je n’ai su faire que ça : loucher vers ce type. Je l’avais déjà repéré, et c’est vrai qu’on n’avait pas trop envie de le contrarier. Un mec d’une trentaine d’années, épais et chauve, avec un physique de garçon boucher et les zygomatiques en berne. Il m’a un peu dévisagé.
— Prenez mon sac à dos et ma valise, m’a encore ordonné Cassandra
Je me suis exécuté. Nous avons traversé la plate-forme jusqu’à l’escalator qui descend vers le hall d’entrée. J’ai une dernière fois tourné la tête. Tout en nous fixant, le molosse semblait s’interroger. Nous sommes sortis sur le parvis de la gare.
— On va où ? ai-je demandé.
— J’avais rendez-vous avec une amie, mais là, ce n’est plus possible. Je dois trouver un hôtel.
La déposer à un hôtel ne m’arrangeait pas du tout. Alors, malgré cette intégrité – assez admirable d’ailleurs – qui me pousse, en tant qu’auteur de polar, à ne pas intervenir de façon trop directe dans le comportement de mes personnages, je lui ai proposé de l’héberger.
— En tout bien tout honneur, ai-je précisé. J’habite une petite maison près du canal Saint-Martin avec ma tante. Personne ne saura que vous êtes là.
Cassandra a accepté tout de suite. En général, j’inspire confiance. D’un autre côté, comme notre rencontre avait eu lieu à son initiative, elle ne pouvait pas a priori me soupçonner de desseins inavouables.
Nous arrivions à ma Simca quand, en me retournant, j’ai vu la marmule traverser au pas de course le boulevard devant la gare. Il avait deviné qu’il s’était gentiment fait rouler dans la farine.
— Faites vite, m’a lancé Cassandra qui l’avait également repéré.
On s’est engouffrés chacun d’un côté de la caisse après que j’eus fourré en catastrophe les bagages à l’arrière. J’ai aussitôt démarré, apercevant dans le rétro le type en train de cavaler. Il nous aurait rattrapés si je n’avais pas grillé le feu à l’angle des Champs Libres. C’était chaud. Cassandra m’a dit qu’elle s’appelait Bertille. Bon, s’il n’y avait qu’un prénom à changer, c’était pas un souci. Avec la fonction « rechercher/remplacer » du traitement de texte, ça me prendrait une demi-seconde.
II
Pour rentrer, je me suis un peu aventuré dans le centre de Rennes. Je trouvais ça excellent pour l’écriture de ma nouvelle parce que, primo, ça me permettait de pondre du texte – je visais comme j’ai dit les vingt trente feuillets, et c’est jamais évident de tenir la distance –, deuzio, ça me donnait l’occasion de présenter à mes lecteurs quelques quartiers de la ville comme ma tante m’y invitait expressément.
Donc on s’est fadé des rues pavées à sens unique, certaines semi-piétonnes avec enseignes mondialisées, mais aussi de vieilles baraques à colombages, toutes plus médiévales les unes que les autres. On est remontés du côté de la place des Lices. Puis mairie, opéra, parlement, puis place Hoche, puis place Sainte-Anne, puis retour aux Lices. Bertille s’est étonnée de ce trajet en zigzag. « Au cas où on serait suivis », lui ai-je expliqué. Pour finir, on est redescendus derrière le Parc du Thabor, poussant presque jusqu’au quartier de Maurepas avant de bifurquer, direction route de St Malo.
— Qu’est-ce qu’il vous voulait, ce type ? lui ai-je à un moment demandé.
— Je n’en sais rien.
J’ai hoché la tête. La rétention d’information, c’est souvent une des clés du suspense. Très efficace à condition d’éclairer ensuite le lecteur par petites touches homéopathiques.
Ce qui a rassuré Bertille, c’est de constater que j’habitais en pleine ville, mais limite campagne, avec quasiment pas de voisinage. Bon, je ne vais pas trop décrire l’endroit, certains pourraient faire des recherches sur le net. Disons que ma tante et moi, on vit dans une vieille baraque isolée avec garage et jardin, le tout entouré d’un mur, à deux pas du cimetière du Nord et du canal Saint Martin. Un coin discret, à l’écart de tout lotissement.
À notre arrivée, tatie jardinait dehors en tirant sur une clope qu’elle s’était roulée. Je n’ai jamais vu quelqu’un fumer comme ma tante. C’est sa façon à elle d’emmerder le monde. Elle m’a pris à part.
— T’étais pas censé écrire une nouvelle, toi, aujourd’hui ? Je te vois revenir avec une fille. Tu peux m’expliquer ?
— Tatie, lui ai-je dit, détrompe-toi. La présence de Bertille ici fait partie intégrante de mon projet. Je suis en train de mettre au point une façon révolutionnaire d’écrire qui enrayera à jamais toute panne d’inspiration.
J’exagérais. J’ai laissé ma tante finir son jardinage et sa clope et j’ai montré à Bertille sa chambre à l’étage. Si elle voulait se reposer, prendre une douche, n’importe quoi, pas de problème.
Après, je suis redescendu à la cave qui est mon antre, mon lieu, l’endroit où j’écris. Je me suis calé devant mon clavier. Et c’est venu tout seul, d’un jet. Tout ce qui s’était passé depuis ma rencontre avec Bertille. Cette méthode de création, grands dieux, pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?
III
En voyant Bertille descendre, une heure plus tard, de l’étage, je me suis demandé si c’était bien la même personne. Pas étonnant que le gars qui l’attendait à la gare ne l’ait pas reconnue. À présent, elle portait des bottines en cuir noir, des bas résille à motifs reptiliens, une courte robe rouge, un boléro. Et elle n’était plus blonde mais rousse. Elle avait aussi changé de lunettes : là, c’étaient des montures élégantes, fines. Et, sans être un pro en esthétique, j’ai remarqué qu’elle s’était superbement maquillée. Vraiment la classe. Il était plus de vingt heures, nous allions dîner, j’avais préparé un repas un peu basique et je trouvais curieux qu’elle s’apprête de la sorte pour passer à table. J’ai vite compris qu’elle avait un autre projet quand elle m’a demandé si je pouvais la conduire dans le centre. Tatie Solange m’a regardé d’un drôle d’air, comme si j’étais un gros nigaud tirant des plans sur la comète. Plutôt que de subir son ironie, j’ai glissé à ma tante que c’était prévu et que je comptais manger plus tard. Bertille et moi avons repris la Simca. Dans la bagnole, elle n’a pas bronché sauf pour me demander de la déposer près du Parc St Georges – elle se débrouillerait pour rentrer toute seule. Du coup, bonne poire jusqu’au bout, je lui ai prêté un jeu de clés. Je me sentais un peu con-con dans le rôle du gentil hôtelier chauffeur. D’un autre côté, ce n’était pas en la laissant filer bêtement dans la nature que j’allais achever ma nouvelle. Je l’ai donc déposée où elle me le demandait puis je suis censément reparti. Mais ça a été pour me garer discrètement une fois passé l’angle du premier pâté de maisons. J’ai enfilé une vieille pelure, un anorak à capuche sorti de mon coffre, afin qu’elle ne reconnaisse pas ma silhouette et j’ai fait demi-tour à pied. Je l’ai vite retrouvée et, tout en gardant mes distances, prise en filature. Ok, c’était un peu minable de ma part, mais tout ce qui est un peu minable me ressemble.
Elle avait poursuivi sur la rue Paul Bert. Du coup, ne pas la perdre, rien de plus facile. J’étais une cinquantaine de mètres derrière, sur l’autre trottoir. A un moment, elle est entrée dans un bar que je connaissais de réputation : « La Quincaillerie Générale ». Je me suis arrêté devant. Petite affluence à l’intérieur. Ce soir-là, un concert était programmé. D’après l’affichette sur la porte, un chanteur s’y produisait, seul sur scène : Fabien Rohou. J’en avais vaguement entendu parler.
Ce qu’il y a de bien avec les bars, aujourd’hui, c’est que, si on reste fumer sa clope dehors, ça ne paraît pas louche. Au contraire, pour en griller une, on n’a plus que cette solution. Donc je suis resté dehors, clope au bec, à regarder discrètement par la vitrine. Bertille était assise au comptoir. Et, mignonne comme elle était, on devait être plus d’un à la mater. Le concert a commencé tôt. Un seul type à la guitare électrique, le Fabien Rohou en question. Sa musique : pas du tout ma tasse, mais faut croire qu’il avait des fans. Bertille semblait béate d’admiration. Allez comprendre.
À la fin du concert, le chanteur s’est rendu au bar. N’étant pas aveugle, il avait dû remarquer qu’il avait un ticket avec la jolie pin-up du comptoir. Il n’a pas été long à la brancher. Avec son aura de musico, évidemment, aucun problème pour séduire une fille. Nous, les auteurs de polars – surtout quand, comme moi, on n’est pas édité –, on ne bénéficie d’aucun de ces avantages. Pourtant, ça me semble autrement plus difficile d’écrire un polar qu’une chanson. Mais ce n’est pas comme ça que le monde tourne. Un peu énervé et parce que ça commençait à peler, j’ai décidé de lever le camp.
IV
Rentré chez moi, je me suis contenté d’un en-cas sur le pouce avec des victuailles glanées dans le frigo puis, au fond de ma cave, j’ai encore pondu quelques feuillets. Mais je n’étais pas très chaud. On s’éloignait du « noir » et, à cause de ce flirt entre Bertille et le musico, le risque, c’était de s’engluer dans une bluette sentimentale à la mords-moi-le-nœud. En fait, il me manquait un truc. J’étais au milieu du gué, j’attendais un basculement et, j’avais beau me creuser, je ne trouvais pas. J’en étais encore à réfléchir là-dessus lorsque j’ai entendu Bertille rentrer vers les trois heures du mat’. Au moins, elle regagnait le nid, c’était déjà ça. Peu après, je me suis endormi sur le canapé à côté de mon PC.
Quand j’ai rouvert les yeux le lendemain matin, il était plus de onze heures, et j’étais toujours dans mes vêtements de la veille. Je suis monté au rez-de-chaussée. Tatie Solange était partie bosser, il y avait une belle odeur de tabac froid dans la cuisine. Elle avait préparé les bols du p’tit déj’ et, visiblement, Bertille n’était pas encore levée. Direction salle de bain, je me suis désapé et niché dans le carré de douche. Et c’est là, sous le jet d’eau, que j’ai compris ce qui me manquait. Pour que ma nouvelle prenne son envol, il m’aurait fallu un cadavre. C’était le minimum syndical. Un cadavre, ça structure tout de suite, ça accroche. Dans le cas présent, à part ce type à la mine patibulaire qui nous avait coursés à la gare, il n’y avait rien de concret. Ce n’est pas avec un truc aussi mince que j’allais tenir mes lecteurs en haleine.
Je suis sorti de la douche tout propre, j’ai enfilé un peignoir et allumé la radio sur une station locale avant de me raser. Et là, sonnez buccins, résonnez trompettes, qu’est-ce que j’entends baver dans le poste ? Que le chanteur Fabien Rohou s’est suicidé pendant la nuit. Cette nouvelle, ça m’a proprement empalé. D’après le flash info, il avait téléphoné à un proche vers les quatre heures du mat’ pour l’avertir de son intention. Ce dernier, ne parvenant pas à l’en dissuader, s’était précipité chez lui, mais un poil trop tard. Le flash précisait que la veille, Fabien Rohou avait donné un concert dans un bar de la rue Paul Bert. Des témoins l’avaient vu partir au bras d’une jeune femme rousse dont, pour l’instant, on ignorait l’identité.
En éteignant la radio, je me suis dit : Bingo ! Un cadavre ! Enfin, ma nouvelle allait commencer à ressembler à quelque chose. Là, on était dans le dur. Là, ça prenait une sacrément bonne tournure. Je me voyais, l’esprit tranquille, en train d’achever mes quinze derniers feuillets. Faut me comprendre. Jusqu’ici, pas un seul mort. Mes lecteurs auraient légitimement pu me demander des comptes.
J’ai perçu du bruit à côté, dans la cuisine : Bertille était certainement descendue de sa chambre. Du coup, je n’avais qu’une hâte : qu’on en discute. Mais il me fallait n’évoquer ce suicide qu’incidemment, comme une info locale entendue à la radio. Après tout, je n’étais pas censé l’avoir suivie hier soir.
Soudain, alors que j’entame mon rasage, ça sonne à l’entrée (là, j’écris au présent parce qu’il va y avoir de l’action). À tous les coups, le facteur. Je gicle de la salle de bain, les joues pleines de mousse à raser. Je traverse le salon, passe le vestibule et ouvre la porte sans me méfier. Je me fige façon momie aztèque quand je reconnais le type sur le seuil. C’est la marmule patibulaire de la gare. De la main gauche, il me fait « chut » en mettant l’index devant la bouche. Ce n’est pas qu’il soit gaucher, mais sa main droite n’est pas libre : elle est prolongée par un Beretta qu’il est en train de pointer sur moi. Tout de suite, je me découvre d’un naturel coopératif, obéissant, limite servile. Il me fait reculer tout doucement jusqu’à la cuisine.
— Elle est où, la petite salope ? T’as deux secondes pour répondre, après t’en auras plus l’occasion.
Ces fameuses deux secondes, même si elles ont tendance, dans ces moments-là, à joliment s’étirer, ça reste quand même un laps de temps assez court. C’est pourtant plus qu’il n’en faut à Bertille pour réduire à néant les exigences de mon visiteur. Le colosse s’étale comme une bouse près du vaisselier après que, dissimulée dans un angle, elle l’a frappé avec une statue africaine à tête évidée que tatie utilise comme cendar. Dans la chute, la tempe du type se mange le coin de la table en Formica.
V
Il y avait trois minutes à présent que notre ami ne bougeait plus. Une masse inerte toute pâlichonne, bouche et mirettes béantes. Tâter le pouls, j’aurais pu, mais, sans être devin, j’avais le sentiment que son immobilité avait un caractère nettement définitif. Depuis le début de ma nouvelle, je n’avais eu droit à aucun cadavre, la diète totale, et là, en l’espace de quelques lignes, deux tout frais allongés du matin. C’est sûr, j’étais gâté – mais, attention, pas fier pour autant.
Je me suis assis sur une chaise, bras ballants, le visage encore barbouillé de mousse à raser.
— Qui était-ce ? ai-je demandé à Bertille,
Elle a marqué un temps d’arrêt avant de répondre.
— Il s’appelle Max. C’est le cousin d’un chanteur assez connu dans le coin, Fabien Rohou.
J’ai trouvé cette précision divinement précieuse. Pour mon histoire, c’était de l’or.
— Et tous deux tirent leur révérence à quelques heures d’intervalle.
Bertille m’a regardé sans paraître comprendre, comme si ma remarque avait un sens caché. J’ai dû clarifier.
— Il y a quelques minutes, j’ai entendu à la radio que Fabien Rohou s’était suicidé pendant la nuit.
Là, j’ai vu la miss se décomposer. Elle a éprouvé le besoin de s’asseoir et, comme quelques clopes déjà roulées de ma tante se trouvaient dans une soucoupe à portée de main, on s’en est allumé chacun une. Fumer, pour les confidences, c’est souvent un préalable. Après avoir tiré quelques taffes, elle m’a dit d’une voix blanche.
— Il faut que vous sachiez : je suis la sœur de Violette Lenoir.
Je parie cent cartouches d’encre que pour n’importe lequel de mes lecteurs, le nom de Violette Lenoir n’évoque strictement rien. Pour moi, si. Je suis très amateur de faits-divers locaux, si bien qu’il m’a suffi d’interroger ma base de données cérébrale, et le dossier Violette Lenoir m’est tout droit sorti du cortex en trois microsecondes. Pour la faire courte, disons qu’il s’agissait d’une jeune femme, lieutenant de police, qui avait mystérieusement disparu plus de deux ans auparavant. Comme elle était flic, ç’avait fait pas mal jaser à l’époque. Les thèses de la fugue ou de l’accident avaient été écartées, et les affaires sur lesquelles elle travaillait n’avaient rien donné de concret. Les enquêteurs penchaient plutôt pour le crime crapuleux. D’après mes fiches, le corps de la jeune femme n’avait jamais été retrouvé, uniquement son véhicule, abandonné dans une décharge sauvage à proximité des étangs d’Apigné.
— Je me rappelle cette histoire, ai-je dit. Et donc, la disparition de votre sœur aurait un lien avec ces deux types ?
— Un lien très direct : ma sœur écrivait des poèmes.
J’ai machinalement hoché la tête en me demandant si elle ne se foutait pas un peu de ma tronche. Elle a encore tiré une taffe avant de poursuivre.
— À part moi, personne ne le savait. Nous partagions un appart rue Hoche, au-dessus d’une petite librairie, et j’ai découvert un soir un vieux carnet où elle les notait tous. Quand je lui en ai parlé le lendemain, elle s’est mise en pétard. Elle ne voulait surtout pas qu’on l’apprenne, ça lui semblait tellement ridicule, une femme flic qui écrit des poèmes. J’ai respecté sa volonté, mais, les rares fois où elle laissait son carnet à l’appart, il m’arrivait de le lire. J’ai quitté Rennes peu après l’affaire. J’avais tout autant oublié qu’elle écrivait qu’abandonné l’espoir d’un jour connaître la vérité sur sa disparition. Mais, il y a deux semaines, je suis tombée par hasard sur une émission de radio consacrée aux chanteurs régionaux. Ils ont passé plusieurs titres à l’antenne, dont une chanson de Fabien Rohou. Et le texte de la chanson, c’est l’un des derniers poèmes de ma sœur.
— Elle lui aurait communiqué ses textes ?
— Je vous ai dit qu’elle ne les faisait lire à personne. D’ailleurs, je me suis renseignée, Fabien Rohou a signé sous son nom les paroles et la musique du titre en question. Hier soir, je suis allée l’écouter dans un bar de la rue Paul Bert. Et là, il a encore interprété d’autres textes de Violette. Je me suis arrangée pour le séduire. Après le concert, il m’a invitée chez lui pour soi-disant un dernier verre et, une fois en tête à tête, j’ai joué cartes sur table. Ça l’a bien secoué. Il a fini par m’avouer qu’il avait trouvé ce carnet dans la grange d’une vieille ferme que son cousin — le gugusse ici présent — avait achetée du côté de Pont-Péan. Sur le coup, il avait pensé que les textes étaient de la main de l’ancienne proprio, décédée depuis belle lurette. Comme il n’arrivait plus à écrire, il se les est appropriés, s’imaginant que personne n’en saurait jamais rien.
J’ai terminé ma clope sans moufter. Apparemment, je n’étais pas le seul en pleine dèche créatrice. Sauf que moi, je n’avais jamais pillé l’œuvre de personne.
— Il n’avait pas peur que vous le dénonciez ?
— C’était parole contre parole. Il m’a dit qu’il avait recopié et détruit le carnet et qu’il n’hésiterait pas à m’attaquer en diffamation si jamais je l’accusais. En échange de mon silence, il m’a quand même promis de m’aider. Il m’a d’ailleurs donné l’adresse de la ferme en question.
Pour l’instant, cette histoire ne tenait que sur une patte. J’avais besoin de plus de détails.
— Et ce Max, lui ai-je demandé en désignant le cadavre, comment se fait-il que vous le connaissiez ?
— Il a longtemps été videur au Pym’s, une boîte où j’allais souvent avec Charlotte, la copine qui devait m’héberger. Et j’étais au courant de sa parenté avec le chanteur, il s’en est plaint plus d’une fois. Quand je l’ai vu hier, à la gare, tout de suite, j’ai compris que ça sentait le roussi. Je me suis demandé comment il avait pu savoir que je venais à Rennes, mais Fabien Rohou m’a appris cette nuit que son cousin et Charlotte étaient ensemble depuis quelque temps. Elle a dû incidemment évoquer ma venue et lui raconter que j’étais sur une piste concernant la disparition de ma sœur. Que cet abruti se soit pointé à la gare prouve que je chauffais sérieusement.
VI
À bien y réfléchir, je dois avoir un QI de moineau, pas tellement plus. Sinon, je n’aurais jamais accepté le deal. Pour l’heure, je roulais sur la rocade sud de Rennes au volant de ma Simca alors que Bertille me suivait au volant d’une vieille Mercedes, celle de Max, repérée à deux pas de la maison. Max était lui aussi du voyage. Il s’était trouvé une petite place bien au chaud dans le coffre de la Mercedes, sous une bâche. Entre Bertille et moi, le deal était le suivant : je l’accompagnais jusqu’à la ferme où le chanteur avait découvert le carnet de poèmes de sa sœur, en échange de quoi elle m’aidait à exfiltrer notre défunt visiteur de la cuisine de ma tante. C’était un peu débile. À ma décharge, il convient de dire que j’avais besoin de trouver une chute à peu près acceptable à ma nouvelle. Prévenir les flics aurait tout gâché. Je voulais un truc qui tienne la route. D’ailleurs, plusieurs détails n’étaient pas encore très clairs. Par exemple, celui-ci : comment Max avait-il découvert mon adresse ?
Je connaissais les environs de Pont-Péan et je voyais grosso modo où était la ferme en question. Donc, pas de souci pour le repérage. Une fois sortis de la rocade, on a pris discrètement par des départementales puis par ce qui pouvait ressembler à une communale. Notre périple relevait du doux délire, avec un côté bucolique qu’en d’autres circonstances j’aurais peut-être apprécié. Pour me changer les idées, j’ai allumé la radio. Mauvaise pioche : je suis tombé sur une émission hommage à Fabien Rohou.
La ferme, je l’ai aperçue au détour d’un virage, deux-trois minutes après avoir passé la Seiche, en me référant à l’indication du lieu-dit. Elle était douillettement cachée derrière un rideau d’arbres. J’ai arrêté la Simca dans un chemin creux bien à l’écart tandis que Bertille rentrait la Mercedes dans la propriété. Elle comptait abandonner le véhicule au milieu de la cour, histoire de pousser les flics à entreprendre des recherches si jamais nous ne trouvions rien. À dire vrai, je ne comprenais pas trop l’intérêt de notre démarche. Pour moi, la disparition de Violette Lenoir résultait d’un crime crapuleux commis par Max. Qu’on découvre un indice supplémentaire ne changeait pas fondamentalement la donne. J’ai rejoint Bertille à pied en traversant un verger. De prime abord, la ferme ressemblait à la plupart des fermes restaurées du coin : un bâtiment principal retapé, et tout le reste à l’abandon. La grange où le carnet avait été retrouvé était, d’après la description que le chanteur avait faite à Bertille, un peu à l’écart de la cour. Nous nous en sommes approchés. La porte, mi-ouverte, était sur le point de rendre l’âme. À l’intérieur, un bric-à-brac relevant plus de la déchetterie que de la brocante. Les reliques de l’ancienne proprio s’y entassaient pêle-mêle. J’imaginais mal Bertille reconnaître dans ce bazar quelque chose ayant appartenu à sa sœur et je me suis allumé une clope en la laissant œuvrer. En fait, je méditais sur la structure de ma nouvelle. Il me manquait un rebondissement de dernière minute. Mais quel élément nouveau introduire, et comment ? Le vrai souci, c’est que le méchant, en tirant trop tôt sa révérence, avait siphonné tout le suspense, d’où le côté bancal de mon texte. C’était vraiment trop bête. J’étais en pleine réflexion quand j’ai entendu un bruit de moteur. J’ai relevé la tête en même temps que Bertille puis nous nous sommes rapprochés en catimini de l’embrasure de la porte. Une Opel Astra venait d’entrer dans la cour. Elle s’est arrêtée près de la Mercedes, et un type en est descendu. Apparemment, il était seul. Cheveux gris, la bonne cinquantaine, petit mais athlétique, un visage taillé à la serpe.
— Mais je le connais ! a murmuré Bertille, le souffle court.
Le type a fait le tour de la Mercedes puis s’est mis à appeler.
— Max ! Max !
J’ai jeté un regard interrogateur à Bertille, et c’est là que je l’ai vue sortir de son sac le Beretta du susnommé Max. J’ignorais qu’elle l’avait gardé sur elle. Dehors, le type a pris la direction de notre grange et, d’un seul coup, je me suis demandé ce que je foutais là. Des fantasmes de téléportation m’ont traversé l’esprit, et, quand, arme au poing, Bertille est sortie sur le pas de la porte, je suis vaillamment resté à couvert. Subtile et pudique neutralité de l’auteur.
— Bonjour, commandant, a lancé la jeune femme en pointant le Beretta sur le nouveau venu.
Le type s’est arrêté net et a salement grimacé.
— Où est Max ?
— Dans le coffre de sa Mercedes.
Le type a encaissé le coup sans broncher, laissant Bertille poursuivre.
— J’ignorais que vous et lui, vous vous connaissiez, a-t-elle repris. Si je me souviens bien, vous étiez l’un des supérieurs hiérarchiques de ma sœur.
Il a souri finement. Il semblait, en quelques secondes, avoir pris la pleine mesure de la situation.
— Je connais Max depuis toujours. Le fils d’un vieil ami. Je lui ai plusieurs fois sauvé la mise. Et lui aussi. Mais là n’est pas la question.
— C’est lui qui est responsable de la disparition de ma sœur ?
Le flic a hésité. Il a eu un petit rictus presque méditatif puis il a dit doucement.
— Oui, c’est lui. Mais il n’est pas responsable que de la disparition de votre sœur.
— Que voulez-vous dire ?
— Il a aussi éliminé un garçon qui s’appelait Jorge. Jorge était mon amant, mais ce petit salopard bossait en réalité pour des gugusses du milieu rennais. En enquêtant sur une tout autre affaire, votre sœur a été amenée à s’intéresser à lui. Et elle a découvert les relations qu’il entretenait avec moi et la manière dont il m’utilisait.
— À vous entendre, vous êtes une victime.
— C’est ce que je crois. Votre sœur a commencé à me filer en solo en dehors de ses heures de service. Un week-end où j’étais ici avec Jorge, elle a manqué de la plus élémentaire prudence, et Max qui nous recevait l’a surprise dans la cour. Nous l’avons interrogée, et elle nous a appris ce qu’elle savait sur mon amant. Je suis tombé de haut. Qu’un type comme moi se fasse berner par un petit gigolo de son genre, c’était à pleurer. Mais j’étais piégé : à cause de mes indiscrétions auprès de lui, un gros coup de filet avait échoué peu de temps auparavant. La divulgation de cette histoire aurait mis fin à ma carrière.
En l’écoutant parler, ce qui me frappait, c’est qu’il s’épanchait trop, comme s’il était certain de sa bonne étoile. Plutôt mauvais signe.
— Et c’est pour ça que ma sœur a été tuée ? a dit Bertille d’une voix dure.
— Nous n’avons pas eu le choix. Mais, contrairement à Jorge, elle n’a pas souffert.
Si Bertille avait voulu se venger, elle l’aurait fait à ce moment-là. Le flic devait le sentir et, sans doute habitué à parlementer avec des forcenés, il devinait que les choses basculaient en sa faveur.
— Hélas, quelques semaines après ces malheureux événements, Max a laissé sa ferme à la disposition de son cousin, et ce dernier a trouvé par hasard dans cette grange un carnet de poèmes. Une regrettable négligence de notre part dont jusqu’à hier encore nous ne savions rien. Mais cette nuit, après votre départ de chez lui, Fabien Rohou a appelé Max pour essayer de comprendre comment ce carnet était arrivé dans la grange. Max s’est proposé de venir à domicile lui expliquer ça en détail. Comme son cousin avait pas mal bu, il n’a eu aucun mal à simuler un suicide en le pendant à l’espagnolette d’une fenêtre avec une corde de guitare. Faut croire que mon acolyte avait davantage le sens de la mise en scène que de la famille. Il a ensuite prévenu les flics et raconté que Fabien Rohou l’avait appelé avec des idées suicidaires.
Bertille n’écoutait plus vraiment.
— Où est la dépouille de ma sœur ?
— Quelque part là, sous vos pieds, je suppose.
D’entendre ça, Bertille, ça l’a déstabilisée. Elle a baissé les yeux dans un moment de flottement. Alors, d’un léger mouvement du bras, le flic a discrètement rabattu le pendant de sa veste afin de sortir le flingue qu’il avait dans un étui près de la ceinture. Il a peut-être manqué de vivacité ? En tout cas, Bertille l’a vu venir. Elle a d’instinct pressé sur la détente tandis qu’il avait déjà son arme pointée sur elle. Les deux coups de feu ont retenti de concert. Bertille s’est écroulée d’un seul bloc, et le flic lentement affaissé pendant que l’écho des détonations se perdait dans la campagne environnante.
J’ai détourné le regard et fixé un long moment un coin sombre de la grange comme pour me convaincre que ce n’était pas arrivé. Plus un bruit dehors. Si je cherchais une chute à ma nouvelle, à présent, je l’avais. J’ai dû me résoudre à sortir. Ils étaient tous deux au sol. Bertille avait été tuée sur le coup. Un tir net et sans bavure. Le flic, lui, agonisait. Une sale blessure au bide, qui lui faisait perdre énormément de sang.
— Appelez les secours, a-t-il balbutié en me voyant approcher.
Je me suis penché sur lui. J’étais déphasé, salement à côté de la plaque.
— Comment Max nous a retrouvés ? lui ai-je demandé de but en blanc.
— Le numéro d’immatriculation d’une Simca, a bredouillé le flic.
J’ai poussé un ouf de soulagement. Je craignais qu’il y ait un trou logique dans mon intrigue.
— Appelez les secours, a répété le flic.
Je l’ai regardé soucieusement.
— Il faut que vous compreniez, lui ai-je murmuré à l’oreille, vous sauver m’entraînerait dans des prolongements narratifs qui compromettraient l’équilibre formel de ma nouvelle. Je me dois de faire très attention. J’aurais écrit un roman, je ne dis pas, je me serais arrangé pour vous sauver, mais là il s’agit d’une nouvelle.
Il m’a regardé avec des yeux ronds, sans piger. Ça doit être assez apaisant au final de mourir en s’interrogeant, on est moins focalisé sur la douleur. C’est peut-être pour ça aussi qu’il s’est éteint très discrètement, presque à mon insu. Du coup, je me suis retrouvé seul avec deux cadavres à mes côtés, un autre dans le coffre de la Mercedes et sans doute deux derniers sous terre. Il était plus que temps de me retirer sur la pointe des pieds. C’est ce que j’ai fait en regagnant ma Simca.
VII
Rentré chez moi, je me suis calé devant mon clavier. Et en deux heures de temps, alors que le soir tombait, c’était loché. Comme prévu, j’avais grosso modo mes vingt-cinq feuillets, tatie Solange serait contente. Mais il y avait quand même un gros hic : ma nouvelle, j’en étais un personnage à part entière. C’est un paramètre d’ordre technique que j’avais mal analysé et qui, à cause d’un certain rapport au réel, me condamnait à ne jamais pouvoir publier mon texte. La vraie poisse. J’avais une histoire d’autant plus béton qu’elle était authentique, et je ne pouvais rien en faire. Même en changeant les noms et quelques circonstances, je courais un risque. Alors, j’ai décidé de remettre les compteurs à zéro. Demain, comme si rien ne s’était passé, j’allais retourner à la gare attendre le premier train en provenance de Paris. Je me positionnerais une nouvelle fois sur la plate-forme supérieure. Et la nana qui apparaîtrait en haut de l’escalator et dont le physique collerait le mieux à mon personnage, je la filerais incognito. Mais cette fois-ci, j’en faisais le serment, pas d’impair, aucune connexion entre elle et moi, neutralité impeccable.
Totalement habité par ce projet, je me suis allumé une clope et, tirant une taffe, le regard rivé à mon texte, j’ai retapé, comme par superstition, l’incipit : « Rennes, ici, Rennes ».