L’âge de raison
I
Quand, début février, j’ai annoncé à toute la classe que j’avais sept ans et que c’était aujourd’hui mon anniversaire, la maîtresse a dit que sept ans, c’était l’âge de raison. Alors, timidement, je lui ai demandé ce que cela signifiait. Au lieu de me répondre directement, la maîtresse a interrogé l’ensemble des élèves. « Est-ce que quelqu’un sait ce que cela signifie avoir l’âge de raison ? ».
Jeanne, qui est la plus grande de la classe, a levé le doigt.
Et elle a expliqué en une seule phrase et sans respirer que c’était l’âge à partir duquel on devenait responsable de ses actes, l’âge également où l’on commençait à savoir ce qu’on avait droit de faire ou de ne pas faire, l’âge encore où l’on arrivait à distinguer ce qui était bien de ce qui était mal.
Et elle a terminé en déclarant d’une voix hautaine et distincte que depuis déjà un mois, elle avait sept ans.
En entendant ça, je me suis rendue compte d’une chose : dans notre classe, nous sommes pour l’instant seulement deux, Jeanne et moi, à avoir l’âge de raison.
J’en suis devenue toute rouge tant j’étais fière.
Auparavant, je ne comprenais pas pourquoi Jeanne se tenait si droite sur sa chaise. Ni la raison pour laquelle elle écoutait si sagement ce que racontait la maîtresse. Et je me demandais aussi pourquoi, avant de répondre à une question, elle levait toujours le doigt ou encore pour quelle raison elle était toujours la première à se lever quand un adulte entrait dans la classe.
Maintenant, je sais, j’ai l’explication.
J’aurais dû m’en rendre compte bien plus tôt.
Quand j’ai pris conscience que j’avais, moi aussi, comme Jeanne, l’âge de raison, je me suis tenue droite sur ma chaise, j’ai arrêté de chuchoter, j’ai fait des remarques à mes camarades si jamais ils se montraient dissipés. Et mes copines ont bien remarqué que je n’étais plus la petite Zoé qui, il y a moins d’une semaine, n’avait pas encore sept ans.
Non, à présent, j’étais la grande Zoé.
II
En début d’après-midi, j’ai demandé à la maîtresse si je pouvais changer de place et m’asseoir à côté de Jeanne. La maîtresse a accepté, s’imaginant que Jeanne, qui avait une influence souvent bénéfique sur ses camarades, était devenue ma meilleure amie. Ce n’était pas ça du tout mais j’ai senti que j’étais à présent trop grande pour me mélanger avec ces jeunes enfants qui n’avaient que six ans et qui, pour des raisons incompréhensibles, étaient acceptés dans la même classe que Jeanne et moi. Il faut croire que les adultes qui décident de ces choses ne sont pas très malins.
D’ailleurs, à présent, Jeanne et moi, nous tâchons d’être des exemples pour nos camarades. Et c’est pourquoi, assises près du tableau, même si les autres sont dissipés, nous, nous restons calmes. D’autre part, nous avons décalé notre table de plus d’un mètre et nous nous sommes rapprochés du bureau de la maîtresse. C’est normal. Ce qui m’ennuie, c’est que la maîtresse traite tous les élèves de la classe de la même façon. Elle ne nous distingue pas. Elle devrait pourtant se rendre compte que nous sommes des élèves très différentes des autres filles ou garçons de sa classe.
Pendant la récréation, nous sommes allés la voir. Nous lui avons demandé si nous ne pouvions pas, après les vacances de Pâques, être admises tout de suite dans la classe supérieure. Elle nous a répondu que ce n’était pas l’usage. Elle ne devine sans doute pas combien c’est douloureux pour nous d’être ici. C’est une vraie punition. Comme nous sommes raisonnables, nous faisons néanmoins comme si de rien n’était.
III
Hier, j’ai bien cru que nous allions soudain ajouter une troisième recrue à notre équipe. En effet, la maîtresse a accueilli Jade, une toute nouvelle élève qui était auparavant dans l’école d’une autre ville mais dont les parents ont déménagé. Elle était toute sage et se tenait très bien en classe. Elle levait le doigt avant de parler et s’est tout de suite mise debout quand monsieur le directeur est entré. Jeanne et moi, nous sommes allés la voir à la récréation et nous lui avons proposé de faire partie de notre « club des sept ans ».
Mais là, comble de l’horreur, elle nous a avoué qu’elle venait tout juste d’en avoir six, qu’elle avait tout simplement sauté une classe.
- Mais alors, pourquoi es-tu si sage et si raisonnable ? Ce n’est pas normal !
- J’ai toujours été comme ça, nous a-t-elle répondu.
Jeanne et moi, on s’est regardées l’un l’autre un peu désappointées.
- Regarde les autres, lui ai-je dit, ils ont six ans et ils se comportent comme des élèves de six ans. Ils sont dissipés, ils font des bêtises, mais toi, par ton attitude, tu essaies de faire croire que tu as sept ans comme nous. C’est comme si tu voulais tricher sur ton âge. Tu ne joues pas le jeu. Ce n’est pas bien.
Alors, sans qu’elle ne le remarque, je lui ai pendant le cours emprunté son taille-crayon sur sa table. Comme elle était sûre de l’avoir posé à l’endroit où je l’avais pris, elle s’en est plainte puis a fini par s’énerver.
Alors, la maîtresse l’a grondée car son comportement a perturbé toute la classe.
Plus tard, quand je l’ai vue dans la cour de récréation, je lui ai dit :
- Eh bien voilà, tu te comportes comme une élève qui n’a pas encore sept ans. C’est bien. Il faut continuer comme ça.
Heureusement que j’ai été vigilante. Sinon, elle aurait continué sans rien dire à se faire passer pour une élève de notre âge.
IV
Aujourd’hui, vendredi, Arthur a lui aussi eu sept ans. Ça, nous aurions eu beaucoup de mal, Jeanne et moi, à l’oublier, il n’a pas arrêté de nous le dire toute la semaine.
Lundi, il nous l’a dit.
Mardi, il nous l’a dit.
Mercredi, il nous l’a dit.
Jeudi, il nous l’a dit.
Et ça nous a rendus tristes de penser qu’un garnement pareil allait avoir l’âge d’entrer dans notre club. Jusqu’à jeudi, j’ai évité de lui faire des remarques. Mais j’espérais que la raison lui viendrait dès le vendredi, c’est-à-dire dans le courant de la nuit.
En fait ce matin, il est arrivé avec des bonbons à l’école. Et pendant une heure il a dérangé tout le monde tant il était excité. Juste avant la récréation, la maîtresse a permis qu’il distribue ses friandises. Il en a donné à tout le monde mais il a gardé la plus grande partie pour lui. Alors, à la récréation, nous lui avons quand même, Jeanne et moi, rappelé ses obligations et convaincu d’arrêter les bêtises.
Il a fini par nous obéir. Comme nous voulions garder l’œil sur lui, nous nous sommes arrangés pour qu’il change de place et vienne s’asseoir près de nous. Il a été d’accord parce que ça lui donnait un certain prestige. Mais, du coup, il a décidé que les autres élèves de la classe -ceux qui n’avaient encore que six ans- avaient le devoir de lui obéir au doigt et à l’œil.
Apparemment, il n’avait pas compris ce que cela voulait dire « avoir l’âge de raison »
Alors, Jeanne et moi, nous lui avons fermement expliqué que notre rôle n’était pas de donner des ordres mais de donner l’exemple.
Arthur a tout de suite trouvé ça beaucoup moins amusant. Heureusement, un copain à lui, plus sage, a eu sept ans la semaine suivante. Et il a fini par l’imiter
V
Au retour des vacances de Pâques, il s’est produit un événement vraiment terrible : la moitié des élèves s’est retrouvé avoir sept ans. Ça a été très bizarre car on a pu exactement séparer la salle de classe en deux.
Sur les tables à gauche de l’allée centrale, les élèves qui avaient sept ans.
Sur les tables à droite de l’allée centrale, les élèves qui n’avaient toujours que six ans.
La maîtresse a accepté que chacun se place où il voulait mais elle a été très surprise car autant d’un côté les élèves étaient dissipés et bruyants, autant de l’autre ils étaient calmes et silencieux.
Et je devinais bien que ceux qui étaient de notre côté regardaient avec envie ceux qui étaient de l’autre côté. Jeanne et moi, nous avons dû en rappeler certains à l’ordre. Il n’était pas question de se laisser influencer.
Le plus étrange, c’est qu’elle et moi, assises devant, nous commencions à nous ennuyer. On nous différenciait de moins en moins des autres comme cela avait été le cas en début d’année. C’était ceux qui n’avaient pas encore sept ans que l’on remarquait le plus.
Début juin, ça a été encore plus horrible. Quasiment tout le monde était sage. Et le plus pénible, c’était qu’on ne pouvait plus faire de remarques à personne.
A personne sauf à Jérémie.
Jérémie, on dit qu’il a un an d’avance parce que malgré son âge, il est dans notre classe. Pour moi, si on réfléchit bien, il n’a pas un an d’avance, il a plutôt un an de retard
Jérémie n’aura sept ans que pendant les grandes vacances. Alors, il est tout seul au fond de la classe.
Il est tout seul au fond de la classe.
Nous sommes tous assis droit sur nos chaises, nous avions tous nos affaires bien rangés,
Tous… à part lui.
C’était surtout insupportable de voir comment il continuait par ses facéties à s’amuser et à perturber toute la classe.
Alors, je suis allée le voir et je lui ai dit que, bien qu’il n’ait pas encore sept, nous lui donnions le droit de se comporter comme nous qui tous en avions sept. C’était là un grand honneur que nous leur faisions mais, à mon âge, je sais me montrer généreuse. Cela fait partie des qualités de ceux qui ont l’âge de raison.
La maîtresse nous a dit que ce n’était plus possible, une classe aussi sage et sérieuse. Elle n’avait jamais vu ça. Elle avait l’impression de faire école à de grandes personnes. Elle trouvait ça un peu étrange et triste.
VI
Un nouveau est arrivé dans notre classe ce matin. C’est bête car, dans une semaine, c’est la fin de l’école. Il avait l’air d’avoir sept ans. Mais il n’a pas voulu s’asseoir près de nous. Il n’a pas davantage voulu s’asseoir près de Jérémie tout au fond. Il s’est placé à part, tout devant, près de la porte d’entrée de la classe. Il était sérieux et trop bien habillé. Je n’ai pas compris pourquoi il ne nous parlait pas.
A la récré, Jeanne et moi, nous nous sommes approchées de lui et nous lui avons demandé quel âge il avait.
- A vous d’abord de m’indiquer votre âge, nous a-t-il dit..
- Sept ans, ai-je déclaré, très fière.
Il a haussé les épaules avec beaucoup de mépris.
- Quoi ? s’est-il écrié, vous n’avez que sept ans toutes les deux ! Moi, il se trouve que j’en ai huit. Je me demande vraiment pourquoi je vous parle !
Son comportement nous a beaucoup énervées, Jeanne et moi. On ne voyait pas pourquoi il fallait qu’il soit fier d’avoir huit ans comme si c’était une qualité énorme et que nous n’étions pas, nous aussi, dans très peu de temps, appelés à avoir le même âge.
Et c’est là que j’ai commencé à réfléchir. Je me suis dit qu’il n’y avait aucun mérite à avoir sept, huit, neuf, dix, vingt, trente ou cent ans, il suffisait seulement de savoir d’attendre. Rien n’était plus facile au monde et ça ne méritait aucune couronne.
Alors, tout à coup, en classe, avec Jeanne, je me suis mis à discuter et j’ai demandé à m’asseoir à côté d’Arthur qui n’avait encore que six ans. Et je crois qu’en me voyant agir de la sorte, les autres élèves de la classe se sont un peu dissipés eux aussi. L’ambiance est devenue plus détendue. Même la maîtresse a, pour une fois, paru soulagée.
- Enfin, a-t-elle dit, une classe normale et de tous les âges.
I
Quand, début février, j’ai annoncé à toute la classe que j’avais sept ans et que c’était aujourd’hui mon anniversaire, la maîtresse a dit que sept ans, c’était l’âge de raison. Alors, timidement, je lui ai demandé ce que cela signifiait. Au lieu de me répondre directement, la maîtresse a interrogé l’ensemble des élèves. « Est-ce que quelqu’un sait ce que cela signifie avoir l’âge de raison ? ».
Jeanne, qui est la plus grande de la classe, a levé le doigt.
Et elle a expliqué en une seule phrase et sans respirer que c’était l’âge à partir duquel on devenait responsable de ses actes, l’âge également où l’on commençait à savoir ce qu’on avait droit de faire ou de ne pas faire, l’âge encore où l’on arrivait à distinguer ce qui était bien de ce qui était mal.
Et elle a terminé en déclarant d’une voix hautaine et distincte que depuis déjà un mois, elle avait sept ans.
En entendant ça, je me suis rendue compte d’une chose : dans notre classe, nous sommes pour l’instant seulement deux, Jeanne et moi, à avoir l’âge de raison.
J’en suis devenue toute rouge tant j’étais fière.
Auparavant, je ne comprenais pas pourquoi Jeanne se tenait si droite sur sa chaise. Ni la raison pour laquelle elle écoutait si sagement ce que racontait la maîtresse. Et je me demandais aussi pourquoi, avant de répondre à une question, elle levait toujours le doigt ou encore pour quelle raison elle était toujours la première à se lever quand un adulte entrait dans la classe.
Maintenant, je sais, j’ai l’explication.
J’aurais dû m’en rendre compte bien plus tôt.
Quand j’ai pris conscience que j’avais, moi aussi, comme Jeanne, l’âge de raison, je me suis tenue droite sur ma chaise, j’ai arrêté de chuchoter, j’ai fait des remarques à mes camarades si jamais ils se montraient dissipés. Et mes copines ont bien remarqué que je n’étais plus la petite Zoé qui, il y a moins d’une semaine, n’avait pas encore sept ans.
Non, à présent, j’étais la grande Zoé.
II
En début d’après-midi, j’ai demandé à la maîtresse si je pouvais changer de place et m’asseoir à côté de Jeanne. La maîtresse a accepté, s’imaginant que Jeanne, qui avait une influence souvent bénéfique sur ses camarades, était devenue ma meilleure amie. Ce n’était pas ça du tout mais j’ai senti que j’étais à présent trop grande pour me mélanger avec ces jeunes enfants qui n’avaient que six ans et qui, pour des raisons incompréhensibles, étaient acceptés dans la même classe que Jeanne et moi. Il faut croire que les adultes qui décident de ces choses ne sont pas très malins.
D’ailleurs, à présent, Jeanne et moi, nous tâchons d’être des exemples pour nos camarades. Et c’est pourquoi, assises près du tableau, même si les autres sont dissipés, nous, nous restons calmes. D’autre part, nous avons décalé notre table de plus d’un mètre et nous nous sommes rapprochés du bureau de la maîtresse. C’est normal. Ce qui m’ennuie, c’est que la maîtresse traite tous les élèves de la classe de la même façon. Elle ne nous distingue pas. Elle devrait pourtant se rendre compte que nous sommes des élèves très différentes des autres filles ou garçons de sa classe.
Pendant la récréation, nous sommes allés la voir. Nous lui avons demandé si nous ne pouvions pas, après les vacances de Pâques, être admises tout de suite dans la classe supérieure. Elle nous a répondu que ce n’était pas l’usage. Elle ne devine sans doute pas combien c’est douloureux pour nous d’être ici. C’est une vraie punition. Comme nous sommes raisonnables, nous faisons néanmoins comme si de rien n’était.
III
Hier, j’ai bien cru que nous allions soudain ajouter une troisième recrue à notre équipe. En effet, la maîtresse a accueilli Jade, une toute nouvelle élève qui était auparavant dans l’école d’une autre ville mais dont les parents ont déménagé. Elle était toute sage et se tenait très bien en classe. Elle levait le doigt avant de parler et s’est tout de suite mise debout quand monsieur le directeur est entré. Jeanne et moi, nous sommes allés la voir à la récréation et nous lui avons proposé de faire partie de notre « club des sept ans ».
Mais là, comble de l’horreur, elle nous a avoué qu’elle venait tout juste d’en avoir six, qu’elle avait tout simplement sauté une classe.
- Mais alors, pourquoi es-tu si sage et si raisonnable ? Ce n’est pas normal !
- J’ai toujours été comme ça, nous a-t-elle répondu.
Jeanne et moi, on s’est regardées l’un l’autre un peu désappointées.
- Regarde les autres, lui ai-je dit, ils ont six ans et ils se comportent comme des élèves de six ans. Ils sont dissipés, ils font des bêtises, mais toi, par ton attitude, tu essaies de faire croire que tu as sept ans comme nous. C’est comme si tu voulais tricher sur ton âge. Tu ne joues pas le jeu. Ce n’est pas bien.
Alors, sans qu’elle ne le remarque, je lui ai pendant le cours emprunté son taille-crayon sur sa table. Comme elle était sûre de l’avoir posé à l’endroit où je l’avais pris, elle s’en est plainte puis a fini par s’énerver.
Alors, la maîtresse l’a grondée car son comportement a perturbé toute la classe.
Plus tard, quand je l’ai vue dans la cour de récréation, je lui ai dit :
- Eh bien voilà, tu te comportes comme une élève qui n’a pas encore sept ans. C’est bien. Il faut continuer comme ça.
Heureusement que j’ai été vigilante. Sinon, elle aurait continué sans rien dire à se faire passer pour une élève de notre âge.
IV
Aujourd’hui, vendredi, Arthur a lui aussi eu sept ans. Ça, nous aurions eu beaucoup de mal, Jeanne et moi, à l’oublier, il n’a pas arrêté de nous le dire toute la semaine.
Lundi, il nous l’a dit.
Mardi, il nous l’a dit.
Mercredi, il nous l’a dit.
Jeudi, il nous l’a dit.
Et ça nous a rendus tristes de penser qu’un garnement pareil allait avoir l’âge d’entrer dans notre club. Jusqu’à jeudi, j’ai évité de lui faire des remarques. Mais j’espérais que la raison lui viendrait dès le vendredi, c’est-à-dire dans le courant de la nuit.
En fait ce matin, il est arrivé avec des bonbons à l’école. Et pendant une heure il a dérangé tout le monde tant il était excité. Juste avant la récréation, la maîtresse a permis qu’il distribue ses friandises. Il en a donné à tout le monde mais il a gardé la plus grande partie pour lui. Alors, à la récréation, nous lui avons quand même, Jeanne et moi, rappelé ses obligations et convaincu d’arrêter les bêtises.
Il a fini par nous obéir. Comme nous voulions garder l’œil sur lui, nous nous sommes arrangés pour qu’il change de place et vienne s’asseoir près de nous. Il a été d’accord parce que ça lui donnait un certain prestige. Mais, du coup, il a décidé que les autres élèves de la classe -ceux qui n’avaient encore que six ans- avaient le devoir de lui obéir au doigt et à l’œil.
Apparemment, il n’avait pas compris ce que cela voulait dire « avoir l’âge de raison »
Alors, Jeanne et moi, nous lui avons fermement expliqué que notre rôle n’était pas de donner des ordres mais de donner l’exemple.
Arthur a tout de suite trouvé ça beaucoup moins amusant. Heureusement, un copain à lui, plus sage, a eu sept ans la semaine suivante. Et il a fini par l’imiter
V
Au retour des vacances de Pâques, il s’est produit un événement vraiment terrible : la moitié des élèves s’est retrouvé avoir sept ans. Ça a été très bizarre car on a pu exactement séparer la salle de classe en deux.
Sur les tables à gauche de l’allée centrale, les élèves qui avaient sept ans.
Sur les tables à droite de l’allée centrale, les élèves qui n’avaient toujours que six ans.
La maîtresse a accepté que chacun se place où il voulait mais elle a été très surprise car autant d’un côté les élèves étaient dissipés et bruyants, autant de l’autre ils étaient calmes et silencieux.
Et je devinais bien que ceux qui étaient de notre côté regardaient avec envie ceux qui étaient de l’autre côté. Jeanne et moi, nous avons dû en rappeler certains à l’ordre. Il n’était pas question de se laisser influencer.
Le plus étrange, c’est qu’elle et moi, assises devant, nous commencions à nous ennuyer. On nous différenciait de moins en moins des autres comme cela avait été le cas en début d’année. C’était ceux qui n’avaient pas encore sept ans que l’on remarquait le plus.
Début juin, ça a été encore plus horrible. Quasiment tout le monde était sage. Et le plus pénible, c’était qu’on ne pouvait plus faire de remarques à personne.
A personne sauf à Jérémie.
Jérémie, on dit qu’il a un an d’avance parce que malgré son âge, il est dans notre classe. Pour moi, si on réfléchit bien, il n’a pas un an d’avance, il a plutôt un an de retard
Jérémie n’aura sept ans que pendant les grandes vacances. Alors, il est tout seul au fond de la classe.
Il est tout seul au fond de la classe.
Nous sommes tous assis droit sur nos chaises, nous avions tous nos affaires bien rangés,
Tous… à part lui.
C’était surtout insupportable de voir comment il continuait par ses facéties à s’amuser et à perturber toute la classe.
Alors, je suis allée le voir et je lui ai dit que, bien qu’il n’ait pas encore sept, nous lui donnions le droit de se comporter comme nous qui tous en avions sept. C’était là un grand honneur que nous leur faisions mais, à mon âge, je sais me montrer généreuse. Cela fait partie des qualités de ceux qui ont l’âge de raison.
La maîtresse nous a dit que ce n’était plus possible, une classe aussi sage et sérieuse. Elle n’avait jamais vu ça. Elle avait l’impression de faire école à de grandes personnes. Elle trouvait ça un peu étrange et triste.
VI
Un nouveau est arrivé dans notre classe ce matin. C’est bête car, dans une semaine, c’est la fin de l’école. Il avait l’air d’avoir sept ans. Mais il n’a pas voulu s’asseoir près de nous. Il n’a pas davantage voulu s’asseoir près de Jérémie tout au fond. Il s’est placé à part, tout devant, près de la porte d’entrée de la classe. Il était sérieux et trop bien habillé. Je n’ai pas compris pourquoi il ne nous parlait pas.
A la récré, Jeanne et moi, nous nous sommes approchées de lui et nous lui avons demandé quel âge il avait.
- A vous d’abord de m’indiquer votre âge, nous a-t-il dit..
- Sept ans, ai-je déclaré, très fière.
Il a haussé les épaules avec beaucoup de mépris.
- Quoi ? s’est-il écrié, vous n’avez que sept ans toutes les deux ! Moi, il se trouve que j’en ai huit. Je me demande vraiment pourquoi je vous parle !
Son comportement nous a beaucoup énervées, Jeanne et moi. On ne voyait pas pourquoi il fallait qu’il soit fier d’avoir huit ans comme si c’était une qualité énorme et que nous n’étions pas, nous aussi, dans très peu de temps, appelés à avoir le même âge.
Et c’est là que j’ai commencé à réfléchir. Je me suis dit qu’il n’y avait aucun mérite à avoir sept, huit, neuf, dix, vingt, trente ou cent ans, il suffisait seulement de savoir d’attendre. Rien n’était plus facile au monde et ça ne méritait aucune couronne.
Alors, tout à coup, en classe, avec Jeanne, je me suis mis à discuter et j’ai demandé à m’asseoir à côté d’Arthur qui n’avait encore que six ans. Et je crois qu’en me voyant agir de la sorte, les autres élèves de la classe se sont un peu dissipés eux aussi. L’ambiance est devenue plus détendue. Même la maîtresse a, pour une fois, paru soulagée.
- Enfin, a-t-elle dit, une classe normale et de tous les âges.