LE GOÉLANTISSIME PUCEAU
Nouvelle parue dans le recueil "Le butin" (éditions Coop Breizh) à l'occasion des 10 ans du salon du roman policier "Le goéland Masqué" à PENMARC'H (Illustration de François RAVARD)
I
Ce n’est pas pour me faire mousser mais le travail était nickel, irréprochable et, pour un amateur comme moi, qui plus est handicapé, ç’aurait mérité quelques louanges. Après m’être assuré que Grignard était bien mort, j’ai retiré le couteau que j’avais planté dans le corps à présent tout mollasson du sous-marinier puis essuyé avec méticulosité la lame. Jusqu’à mon passage à l’acte, je l’avoue, j’avais eu des doutes, question de sensibilité, mais là, force est de reconnaître que j’avais agi en pro. Donc, en cette nuit de Pentecôte, une balade de santé et, si je conservais cet état d’esprit, je pouvais être tranquille, en cas d’interrogatoire, il suffisait de ne pas me sentir trop concerné.
J’étais venu à la rame, sur mon canot, pas question de lancer le moteur. La nuit était calme, la mer presque d’huile, un peu de clapot pour rire mais pas plus qu’il n’en faut et avec ça, une petite virgule de lune de rien du tout entre les nuages. Venir par la mer, voilà bien une de mes marottes. Pour les conneries, l’océan me rassurait : une zone franche où il y avait toujours possibilité de se réfugier. J’avais mis au sec près des rochers pour l’accostage puis remonté le petit sentier douanier. En prenant par la côte, je diminuais le risque de croiser quelqu’un. Je savais que les soirs où il ne s’envoyait pas en l’air avec celle qui à présent était ma tante, Grignard bricolait souvent jusqu’au cœur de la nuit. Pari gagné : malgré l’heure tardive, il y avait de la lumière. Ayant fait carrière chez les sous-mariniers, le bonhomme souffrait d’insomnie. Il avait pris depuis peu sa retraite -il était à peine quadragénaire- après avoir parcouru sous l’eau toutes les mers du globe. Autant dire que dans sa boîte de conserve irradiée, il n’avait rien vu du monde.
J’ai frappé à la porte du garage pour endormir sa méfiance.
- Que fais-tu là à cette heure-ci, Benoît ? m’a-t-il dit en me voyant entrer avec ma béquille.
Il était en train de construire une sorte de drakkar miniature avec des allumettes.
- Petite promenade de santé, monsieur Grignard, ai-je articulé lentement de ma diction de mollusque aphone.
- C’est pas des heures pour te balader en solitaire. A ton âge, vaudrait mieux pour toi courir les filles, non ?
- Ça, pour sûr, monsieur Grignard. Mais avec ma jambe qui part a dreuz et ma tête de corne brume fêlée, avouez que c’est pas facile.
Il n’a pas commenté -il était plutôt d’accord- et a cherché à faire diversion.
- Ne m’appelle pas monsieur Grignard. Appelle-moi Jérôme comme tout le monde.
- J’ose pas trop, ai-je marmonné en posant ma béquille contre la porte du garage.
- T’es un vrai timide, toi, hein !
- Z’avez raison, monsieur Grignard. Chez moi, plus les actes que la parole.
- C’est drôle, j’aurais plutôt pensé le contraire.
J’ai vu un ironique petit sourire se dessiner sur son visage. Bien sûr, je pouvais me tromper mais, sur le coup, ce rictus m’a un peu raffermi.
- Vous allez voir, monsieur Grignard, je vous en donne la preuve.
Et pour illustrer mes dires, je me suis avancé vers lui en crabe en me tenant à l’établi. Il n’a pas bien compris ce que je voulais faire. Au dernier moment, sans qu’il s’en aperçoive, j’ai sorti un couteau de la poche de ma vareuse. La lame, comme toujours dans ces cas-là, a brillé sous la lumière de l’ampoule orpheline. Et dans un mouvement un peu abstrait mais efficace, j’ai planté tout net l’instrument jusqu’au manche dans le bide de Grignard, puis un autre coup -pour bien valider le truc et peut-être aussi parce que j’y prenais plaisir- sous les côtes en faisant remonter la lame avec un effet de vrille plutôt dommageable. Grignard s’est effondré en me bavouillant salement sur l’épaule. Comme j’ai dit plus haut, j’ai retiré ensuite le couteau et bien épousseté ce qu’il fallait avec un chiffon.
Voilà qui était fait.
Alors, le fin du fin, de ma sacoche, j’ai sorti une petite statuette en bois peint, une statuette creuse, très légère, un étrange volatile, un goéland qui tenait lui aussi à conserver comme moi l’anonymat car un masque lui couvrait les yeux. Je l’ai déposé à côté du corps.
- La cerise sur le gâteau. Avec ça, je verrouille, ai-je dit à Grignard qui hélas n’était plus en état d’apprécier le sel de ma remarque.
J’ai repris ma béquille et je suis reparti comme j’étais venu, furtivement, par la mer.
II
Je n’ai plus de famille sauf l’oncle. Je dors dans un cabanon au fond du jardin qui donne sur la grève, pas très loin des câbles sous-marins. Et je me dis que si je suivais ces câbles -mais faudrait que je sois sacrément homme grenouille pour faire un truc pareil- j’arriverais en Amérique. Seulement, je peux pas être homme grenouille à cause de la façon dont je boite. C’est un accident de pêche qui m’a laissé -enfin, ça c’est les autres qui disent- un peu bêta. J’avais seize ans, mon premier embarquement. Il y avait un grain d’enfer, des creux pas possibles, ça écumait de partout et, pendant que mes collègues s’étaient réfugiés en cabine, je suis resté à faire l’idiot sur le pont. Mon pied s’est pris dans un filin, je suis passé par-dessus bord et je me suis éclaté contre la coque, exactement comme une bouteille de champagne quand on baptise un rafiot. Toute une jambe a pris, celle accrochée au filin. Et au niveau de la mâchoire, ça a cogné dur, mais le cerveau aussi a pris. Déjà, avant, fute-fute j’étais pas trop alors après, mieux vaut pas que je détaille. La rééducation n’a rien donné et, quand je suis revenu vivre chez l’oncle, sa femme venait de décéder. Du coup, l’oncle a rattrapé le temps perdu. Il a pas mal fureté et ça, ça m’a énervé de voir comment lui, malgré l’âge, il y arrivait facile avec les femmes. D’ailleurs, c’est à cette époque qu’il m’a expédié, afin d’être lui tranquille, dans le cabanon au fond du jardin. Il a viré les outils de pêche, les agrès et hop, ma bannette à l’ombre du canot. Je dors sur un matelas piqué de sel avec ma béquille comme compagne et un miroir fêlé reflétant ma gueule à la Popeye. C’est afin que je gagne mon indépendance, qu’il m’a dit l’oncle. Même, il a précisé -je sais bien qu’il n’y croyait pas une seconde- que si un soir, je voulais ramener une fille, il fermerait les yeux. Autre détail pénible : il se trouve que j’ai droit à une petite pension rapport à l’accident mais c’est l’oncle qui touche. Il m’a expliqué que c’était plus simple et que, comme il subvenait à mes besoins, ma foi, autant qu’il n’y ait pas d’intermédiaire entre mon pognon et sa poche. En échange, il me fait don de quelques sardines et d’un ravitaillement de conserves périmées qu’il a à l’œil et dont il préfère se débarrasser quand il considère que lui, ça pourrait le faire vomir. Ceci dit, il me fiche une paix royale. Et d’ailleurs, je ne me suis jamais plaint de cette façon dont il me traite mais l’épisode qui a fait que ma cervelle a pris l’eau, c’est quand il y a deux ans, il s’est remarié avec Marie-Odile…
III
D’accord, j’ai une jambe dans le sac mais y’a aussi ma façon de causer, lente, qu’on dirait une déglutition à retardement. Par exemple, hier, j’étais sous le phare d’Eckmühl et des étrangers -pas bigoudens pour un rond- m’ont demandé où était la salle Cap Caval. J’ai commencé par tenter d’élaborer une réponse, leur dire que c’était un peu plus à l’intérieur des terres. Mais à peine l’info du cerveau s’en allait au larynx que déjà ils me plantaient sans complexe pour se renseigner auprès d’un autre type. Et l’autre type évidemment leur a dit que c’était avenue de Skibbereen, plus à l’intérieur des terres, ce que, s’ils m’en avaient laissé le temps, je me serais empressé de leur révéler. Ces étrangers, ils étaient là pour un événement particulier qui se déroule chaque week-end de Pentecôte, le salon du roman policier, une sorte de festival pour tous les givrés du coin, ceux qui se délectent des saloperies meurtrières que racontent les livres. Et ça, c’est un truc que l’oncle ne manquerait pour rien au monde. C’est un mordu de romans noirs, un vrai malade. Il bosse sur le port mais je crois que son rêve aurait été d’être flic ou médecin légiste. Quand il se rend salle Cap Caval, c’est pour faire son plein annuel de polars. Et des bouquins, il n’en a jamais assez. Il est plus ou moins pote avec les gens de l’assoc’, une bande d’allumés qui voit en chaque être humain un criminel en puissance. N’importe quoi ! Moi par exemple, je ne me sens pas du tout hanté avec des pulsions de ce genre -oui, c’est vrai, j’ai un peu éliminé Grignard- mais sinon, tout le monde vous le dira, y’a pas plus pacifique comme gars. Alors faut arrêter le délire !
N’empêche, cette fois-ci, je n’en voulais pas trop aux organisateurs du salon et ce pour une raison bien précise : c’est grâce à eux si j’ai eu l’idée. Car le soir, après que la salle Cap Caval a fermé ses portes au public, y’a eu une fiesta dans un restau du coin, genre bouffe et picole entre auteurs et amateurs de polars. L’oncle y était et moi, j’ai tapé l’incruste car je connais deux trois personnes de l’assoc’ qu’ont un peu pitié du gars que je suis. Ça a picolé dur jusqu’à pas d’heure toute la soirée. La figurine du goéland avec son masque -c’est le trophée du prix du salon- était de la fête. Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que l’oncle, chaud comme il était, il s’est pris d’une affection bouffonne pour le volatile. Il lui faisait des mamours et, un moment, tout le monde l’a vu partir, un peu bourré, avec le goéland. Bon, les gens de l’assoc’, bonnes pâtes, ils ont laissé faire -connaissant l’olibrius, ils savaient qu’il allait le ramener. Même le lauréat -je sais plus si c’était un mec ou une nana- se marrait et pensait comme chacun : pas grave, demain il va nous le ramener, le trophée. Sauf qu’il ne l’a pas ramené, le trophée, l’oncle. Et ce pour une raison simple, c’est que moi, c’est à ce moment-là que mon projet m’a éclaboussé tout l’intérieur du crâne. Car tandis que l’oncle se défilait du banquet, moi aussi je me suis éclipsé. Et tous tellement concentrés à le reluquer lui partir avec le goéland, ils ne m’ont pas vu moi filer. Et fallait le voir, l’oncle, seul dans la nuit avec son volatile, chargé au point qu’on avait l’impression que c’était l’oiseau qui fixait les azimuts. Les rues n’étaient pas assez de traviole pour sa pomme. Et moi derrière, en ombre furtive, essayant d’atténuer le bruit de ma béquille. On a traversé le bourg de long en large pour arriver dans le résidentiel. Pas un chat, pas une lumière de voisinage, tout comme je voulais. Et, après avoir poussé le portail du jardin de chez nous, sur la pelouse juste devant le massif de géraniums, petit croche-pied et l’oncle s’est étalé comme une bouse. Aussitôt, il s’est mis à ronfler. Alors moi, tranquille, de récupérer le volatile. J’ai sorti le canot de mon cabanon et hop, par les océans, j’ai été promené ma viande chez Grignard afin de refroidir la sienne. Le plus drôle, quand je suis revenu de mon canotage nocturne, c’est que l’oncle dormait encore dans le jardin. Il n’avait pas bougé d’un chouille. Je suis allé me pieuter dans mon cabanon tellement j’étais vanné. Et je pense qu’en se réveillant plus tard, l’oncle n’a plus pensé au volatile. Il est lui aussi allé se coucher dans la maison avec sa Marie-Odile, sans savoir que Grignard, l’amant de ma tante, n’était plus des nôtres. Si c’est pas beau, ça.
IV
Bon, y’a un truc que j’ai pas dit mais que je vais quand même dire vu que sinon, on pige pas : je suis encore puceau. Vingt-trois balais et encore la petite fleur. Alors que j’ai tout le matos. Et même du solide, du bon tonnage. Mais c’est à cause que les mots d’amour, avec mon cerveau qui fait des bulles et mon corps qui gîte et godille, ça aide pas. C’est pourquoi souvent je me fais du bien tout seul mais à force ça lasse. C’est toujours les mêmes vieilles photos dénichées dans des revues que je planque sous le canot. Alors, mon fantasme : très simple : une femme qui me comprenne, douce, sensuelle, genre infirmière et -suivez mon regard- celle à qui je pense, c’est la femme de mon oncle, Marie-Odile. Car Marie-Odile, infirmière, elle l’est vraiment. En plus, avec elle, j’ai l’impression qu’il n’en faudrait pas lourd pour qu’un jour elle vienne goûter à ma bannette, alors est-ce que je me monte le bourrichon ? Seigneur, faites que ce soit pas le cas. Ce qu’il y a de bien avec les infirmières -et là c’est une réflexion générale- c’est qu’elles ne se moquent jamais des loques dans mon genre, pourtant elles doivent en voir des trucs pas beaux, mais c’est plus fort qu’elles : même devant les pires débris, ceux qu’ont jamais connu l’amour, elles restent humaines. D’ailleurs, souvent quand on est puceau, on est voyeur, ah si, c’est connu ça ! Donc très tard la nuit, mais plutôt à la pleine lune pour faire un peu korrigan, je me lève de derrière mon canot, je sors du cabanon et, en cachette, je vais voir par les fentes des persiennes mon oncle s’envoyer en l’air avec Marie-Odile. Mais, depuis longtemps, leur petite orgie intime, c’est fini à cause de la lassitude des couples. Ils ont commencé à moins baiser puis plus du tout alors que moi, j’étais encore derrière les persiennes. L’oncle s’est remis à lire des polars. Et je me suis dit : mais si, avec l’oncle, Marie-Odile, c’est plus ça, pourquoi qu’elle viendrait pas faire un tour du côté de mon canot la nuit. C’est ce que j’ai cru qui allait se produire lorsqu’elle s’est mise à sortir pour soi-disant des urgences médicales sauf que, patatras, j’ai compris que c’était pour aller voir Jérôme Grignard. Je les ai surpris, elle et Grignard, à un de leurs rendez-vous. J’en ai fait des allusions à peine voilées à l’oncle. Eh bien, vous ne le croirez pas : il s’en cognait ! Alors comme ça, elle le fait cocu, et lui de me répondre qu’elle aurait pu plus mal tomber. Il a ricané en me balançant ça et j’ai compris que pour lui, « plus mal tomber », ça voulait dire « tomber avec moi ». Comme s’il y avait un monde dans lequel les couples se mêlaient les uns aux autres et que moi, j’en étais exclu. Rien de plus douloureux. Alors, j’ai commencé à ruminer. Et je me suis dit qu’il y avait peut-être moyen de faire d’une pierre trois coups : éliminer Grignard, faire porter le chapeau à l’oncle et, vu que nous serions assez vite seuls… consoler à ma manière Marie-Odile. Faut me comprendre : Marie-Odile est un coquillage. Je rêve de mettre mon oreille contre son joli ventre et d’entendre la mer.
V
Dites donc, ç’a pas été long pour qu’ils sachent pour le cadavre et le meurtre aux alentours. Grands dieux, là, ils m’ont impressionné. Je pensais pas que ça allait se disséminer comme ça à la va-vite. Dès à l’aurore, si je calcule bien, ça s’est répandu la nouvelle, un vrai banc de sardines en furie, St Guénolé mais aussi Penmarc’h et jusqu’au port de Kérity. Mais pourquoi pas Guilvinec ou Loctudy tant qu’on y est. Sûr, ça n’a pas traîné. J’en ai eu des échos à la boulangerie et aussi comme j’étais à me protéger des embruns sur le port, deux types qui en parlaient. Et à onze heures -l’heure où je me suis pointé chez Cathy- déjà, tout le monde était au courant avec les détails car il n’était question que de la figurine masquée -un goéland- trouvée à côté du mort. C’est pas souvent que je vais chez Cathy mais là, je voulais prendre le pouls : j’ai pas été déçu. Comme prévu, il y avait quelques auteurs rivés au comptoir à siroter des cafés ou des trucs un peu plus costauds. Et comme eux aussi, ils avaient appris, ils supputaient à fond, chacun sa théorie. Ils faisaient des recoupements. Ils avaient entendu que Grignard était l’amant de la femme de mon oncle -c’est le genre de truc qui se sait toujours dans les bourgs et se répand en belles traînées poudreuses. Moi, j’étais assis à une table, un peu à l’écart, je touillais mon petit crème, muet comme une carpe mais les écoutilles béantes.
Ces types-là, les auteurs de polar, suffit de les observer deux secondes, on voit tout de suite à qui on a affaire : tous un peu à la ramasse, socialement pas nets et faisant du meurtre leur fonds de commerce. Mais c’est une faune dont j’aurais dû me méfier. Car -ça je l’ai vite compris- avec leurs cervelles mal décalaminées, ça leur paraissait trop évident, ce goéland masqué, miraculeusement présent à côté du cadavre. Parce que ça désignait trop nettement le coupable. Faut dire, ils étaient tous à la fiesta hier soir et ils avaient vu l’oncle partir avec le volatile. Donc, pour eux -et c’est là où on pourra juger comment ils ont l’esprit tordu- ce ne pouvait pas être l’oncle. L’un d’eux, un trapu dégarni, prétendait même que tout le monde était suspect sauf l’oncle parce que soi-disant, ç’aurait été trop simple. Mais merde pourquoi un crime devrait être compliqué ! Un crime n’a pas vocation à être compliqué ! Si tous les flics raisonnaient comme eux, on n’arrêterait jamais personne. Je vous raconte pas comment ça me démangeait de leur balancer ça dans les gencives. Mais je ne voulais pas non plus me faire remarquer. Y’en avait un autre, tout noueux, un petit génie sans doute -mais dans ce cas-là, au lieu de pondre des textes, mon pote, fallait être flic !- qui disait que le vrai coupable était certainement au restau, hier soir, à la fiesta, qu’il avait vu comme tout le monde l’oncle (enfin, moi je dis l’oncle, mais eux, ils l’appellent pas l’oncle vu que c’est pas leur oncle) partir et que le vrai meurtrier devait s’être éclipsé juste après -bref, tout comme j’avais fait. Donc, disait-il, il suffisait de lister qui était là puis après, qui n’était plus là, pour savoir. De ce point de vue, je ne me faisais pas trop de souci, on était quand même dans le pays bigouden et quand on fait la fête, c’est plutôt marée haute : certains avaient tellement tisé qu’ils pouvaient à peine attester de leur propre présence.
- Faudrait aussi s’interroger sur le mobile du meurtre, a dit le plus vieux d’entre eux. Si c’est un tiers qu’a fait le coup, faut qu’il ait un mobile.
Cet argument m’a rassuré. Je me suis dit : ouf, j’ai pas vraiment de mobile, disons, de mobile rationnel. Et là, y’en a une -eh oui, dans cette faune d’inadaptés sociaux, y’a aussi des filles- une qui a dit, comme si elle venait de lire dans le marc de café de mon crâne.
- Mais ce pourrait être un mobile irrationnel, pas directement perceptible, disons de l’ordre du fantasme. Je ne sais pas pourquoi, a-t-elle ajouté, je vois quelqu’un d’assez jeune, un peu immature.
- Sauf qu’il faut quand même qu’il soit proche du couple ou du mort. La proximité est toujours un élément déterminant.
- Et Cathy ! tu connais quelqu’un de proche du couple ? a lancé l’un des auteurs, celui tout noueux.
Là, j’étais très mal. Heureusement Cathy n’a pas répondu. Elle servait d’autres clients. Imaginez qu’elle dise : ben oui, proche du couple, y’a Benoît, en plus, ça tombe bien, il est là.
A les écouter, je me suis fait la réflexion qu’avec des allumés pareils, j’allais vite me retrouver avec les bracelets. Et soudain y’en a un, celui qu’avait le plus de bouteille, qu’a commencé à délirer avec ses collègues sur un soi-disant prolongement inattendu de l’affaire, j’ai pas bien compris son raisonnement.
- Seulement, a-t-il dit, si la femme n’est pas au courant, ce qui me paraît assez probable car, sinon, en général c’est l’époux et pas l’amant qui déguste, il pourrait y avoir une suite fâcheuse.
- Je vois bien ce que tu veux dire, a dit la fille.
- T’as raison, ça peut être très chaud, a dit le trapu dégarni.
- Ouais, ça pourrait faire une bonne nouvelle ça. Disons, trois quatre mille mots environ avec une tonalité un peu à la déconne. Y’a un truc à fouiller là-dedans, croyez pas ?
Ils commençaient à me courir avec leurs sous-entendus. De quel rebondissement parlaient-ils ? Je ne me voyais pas le leur demander en direct. Heureusement il y avait un autre type, pas du métier comme moi, un peu fasciné par ces cloportes et qui n’avait pas ces scrupules.
- Et qu’est-ce que vous voulez dire ? a-t-il questionné en hochant la tête comme un parkinsonien.
Et là, c’est la fille qui a répondu.
- Ça reste théorique mais si la femme pense, comme tout le monde, que l’assassin est son époux, elle va peut-être vouloir venger son amant.
- Ouais, a dit le plus vieux, les flics ont intérêt à faire fissa. Sinon, il pourrait y avoir un méchant grabuge passionnel.
En entendant ça, je me suis levé brusquement. Ma chaise est tombée à la renverse. Tous se sont retournés mais je n’étais plus à ça près. J’ai chopé ma béquille, répandu sur la table mon reste de café sans faire gaffe et je me suis précipité vers la porte en oubliant de régler.
- C’est qui ce gars ? a demandé la fille.
- C’est Benoît, le neveu du suspect, a dit Cathy.
- Dites donc, il était pas de la fête, lui, hier soir ?
- Si vous voulez mon avis, l’affaire est résolue, ai-je cru entendre le plus vieux d’entre eux marmonner avant que je passe la porte.
- Cathy, tu nous remets la même chose, a dit le noueux. Alors, la nouvelle, qui veut s’y coller ?
VI
J’ai couru jusqu’à la maison de l’oncle. Fallait me voir gambader avec ma béquille. Parce qu’en général, je ne cours pas, bien trop grotesque, mais là, j’étais pressé. Alors, tomber sur cet espèce de tripode humain qui avance avec des tressautements pas possibles, y’avait réellement de quoi se bidonner. En même temps, j’y croyais pas trop à leur théorie. Les gens du coin qui me voyaient passer, ceux qui me connaissent, ils se disaient : « Le pauvre, il a appris évidemment. Il sait dans quel pétrin son oncle s’est mis ». Quand je suis arrivé devant la maison, y’avait des voitures de flics avec des gyrophares et tout le bastringue. Et Marie-Odile qui embarquait dans l’une d’elles, menottes aux poignets, sans un regard. J’ai voulu entrer dans la baraque. L’un des képis m’a laissé passer quand j’ai dit qui j’étais. Dans le salon, l’oncle gisait au sol, au milieu d’une grosse flaque d’un joli rouge vermeil, le cou quasiment sectionné avec un tranchoir de cuisine. « C’est ça, les infirmières », disait l’un des types à son collègue, « elles ne font pas les choses à moitié ». « Au moins, il connaîtra pas la taule » a dit l’autre, « mais pour la femme, je serai un peu moins optimiste ». Leur humour, ça me dégoûtait. Ils auraient pu faire preuve d’un peu de respect quand même. Après un drame pareil, la moindre des choses était de garder le silence. Moi ça, j’ai bien su faire, avant, pendant et après le procès.
Depuis que Marie-odile est à l’ombre, j’ai quitté mon cabanon pour la maison de l’oncle et, en attendant qu’elle sorte -c’est pas pour demain- je me suis mis à lire des polars. Franchement, je pensais pas qu’il y avait des tarés pareils de par le monde. Cet univers noir, un peu glauque, ça a commencé à me passionner. Et je ne loupe aucun des salons annuels du goéland. Certains des auteurs, les habitués, ils se marrent doucement en me voyant me balader entre les tables. J’ai l’impression qu’ils savent pour moi. D’ailleurs, suffit de lire les dédicaces qu’ils me font, pleines de sous-entendus, ça ne fait pas un pli. Je trouve ça quand même indélicat de leur part. Et aussi que, sachant ce que j’ai pu commettre, pas un seul ne bronche ou n’aille un peu se répandre auprès des flics. Y’a pas de quoi être fier et ça ne fait que confirmer ce que je pensais : ces gens-là n’ont vraiment aucune morale.
Ce n’est pas pour me faire mousser mais le travail était nickel, irréprochable et, pour un amateur comme moi, qui plus est handicapé, ç’aurait mérité quelques louanges. Après m’être assuré que Grignard était bien mort, j’ai retiré le couteau que j’avais planté dans le corps à présent tout mollasson du sous-marinier puis essuyé avec méticulosité la lame. Jusqu’à mon passage à l’acte, je l’avoue, j’avais eu des doutes, question de sensibilité, mais là, force est de reconnaître que j’avais agi en pro. Donc, en cette nuit de Pentecôte, une balade de santé et, si je conservais cet état d’esprit, je pouvais être tranquille, en cas d’interrogatoire, il suffisait de ne pas me sentir trop concerné.
J’étais venu à la rame, sur mon canot, pas question de lancer le moteur. La nuit était calme, la mer presque d’huile, un peu de clapot pour rire mais pas plus qu’il n’en faut et avec ça, une petite virgule de lune de rien du tout entre les nuages. Venir par la mer, voilà bien une de mes marottes. Pour les conneries, l’océan me rassurait : une zone franche où il y avait toujours possibilité de se réfugier. J’avais mis au sec près des rochers pour l’accostage puis remonté le petit sentier douanier. En prenant par la côte, je diminuais le risque de croiser quelqu’un. Je savais que les soirs où il ne s’envoyait pas en l’air avec celle qui à présent était ma tante, Grignard bricolait souvent jusqu’au cœur de la nuit. Pari gagné : malgré l’heure tardive, il y avait de la lumière. Ayant fait carrière chez les sous-mariniers, le bonhomme souffrait d’insomnie. Il avait pris depuis peu sa retraite -il était à peine quadragénaire- après avoir parcouru sous l’eau toutes les mers du globe. Autant dire que dans sa boîte de conserve irradiée, il n’avait rien vu du monde.
J’ai frappé à la porte du garage pour endormir sa méfiance.
- Que fais-tu là à cette heure-ci, Benoît ? m’a-t-il dit en me voyant entrer avec ma béquille.
Il était en train de construire une sorte de drakkar miniature avec des allumettes.
- Petite promenade de santé, monsieur Grignard, ai-je articulé lentement de ma diction de mollusque aphone.
- C’est pas des heures pour te balader en solitaire. A ton âge, vaudrait mieux pour toi courir les filles, non ?
- Ça, pour sûr, monsieur Grignard. Mais avec ma jambe qui part a dreuz et ma tête de corne brume fêlée, avouez que c’est pas facile.
Il n’a pas commenté -il était plutôt d’accord- et a cherché à faire diversion.
- Ne m’appelle pas monsieur Grignard. Appelle-moi Jérôme comme tout le monde.
- J’ose pas trop, ai-je marmonné en posant ma béquille contre la porte du garage.
- T’es un vrai timide, toi, hein !
- Z’avez raison, monsieur Grignard. Chez moi, plus les actes que la parole.
- C’est drôle, j’aurais plutôt pensé le contraire.
J’ai vu un ironique petit sourire se dessiner sur son visage. Bien sûr, je pouvais me tromper mais, sur le coup, ce rictus m’a un peu raffermi.
- Vous allez voir, monsieur Grignard, je vous en donne la preuve.
Et pour illustrer mes dires, je me suis avancé vers lui en crabe en me tenant à l’établi. Il n’a pas bien compris ce que je voulais faire. Au dernier moment, sans qu’il s’en aperçoive, j’ai sorti un couteau de la poche de ma vareuse. La lame, comme toujours dans ces cas-là, a brillé sous la lumière de l’ampoule orpheline. Et dans un mouvement un peu abstrait mais efficace, j’ai planté tout net l’instrument jusqu’au manche dans le bide de Grignard, puis un autre coup -pour bien valider le truc et peut-être aussi parce que j’y prenais plaisir- sous les côtes en faisant remonter la lame avec un effet de vrille plutôt dommageable. Grignard s’est effondré en me bavouillant salement sur l’épaule. Comme j’ai dit plus haut, j’ai retiré ensuite le couteau et bien épousseté ce qu’il fallait avec un chiffon.
Voilà qui était fait.
Alors, le fin du fin, de ma sacoche, j’ai sorti une petite statuette en bois peint, une statuette creuse, très légère, un étrange volatile, un goéland qui tenait lui aussi à conserver comme moi l’anonymat car un masque lui couvrait les yeux. Je l’ai déposé à côté du corps.
- La cerise sur le gâteau. Avec ça, je verrouille, ai-je dit à Grignard qui hélas n’était plus en état d’apprécier le sel de ma remarque.
J’ai repris ma béquille et je suis reparti comme j’étais venu, furtivement, par la mer.
II
Je n’ai plus de famille sauf l’oncle. Je dors dans un cabanon au fond du jardin qui donne sur la grève, pas très loin des câbles sous-marins. Et je me dis que si je suivais ces câbles -mais faudrait que je sois sacrément homme grenouille pour faire un truc pareil- j’arriverais en Amérique. Seulement, je peux pas être homme grenouille à cause de la façon dont je boite. C’est un accident de pêche qui m’a laissé -enfin, ça c’est les autres qui disent- un peu bêta. J’avais seize ans, mon premier embarquement. Il y avait un grain d’enfer, des creux pas possibles, ça écumait de partout et, pendant que mes collègues s’étaient réfugiés en cabine, je suis resté à faire l’idiot sur le pont. Mon pied s’est pris dans un filin, je suis passé par-dessus bord et je me suis éclaté contre la coque, exactement comme une bouteille de champagne quand on baptise un rafiot. Toute une jambe a pris, celle accrochée au filin. Et au niveau de la mâchoire, ça a cogné dur, mais le cerveau aussi a pris. Déjà, avant, fute-fute j’étais pas trop alors après, mieux vaut pas que je détaille. La rééducation n’a rien donné et, quand je suis revenu vivre chez l’oncle, sa femme venait de décéder. Du coup, l’oncle a rattrapé le temps perdu. Il a pas mal fureté et ça, ça m’a énervé de voir comment lui, malgré l’âge, il y arrivait facile avec les femmes. D’ailleurs, c’est à cette époque qu’il m’a expédié, afin d’être lui tranquille, dans le cabanon au fond du jardin. Il a viré les outils de pêche, les agrès et hop, ma bannette à l’ombre du canot. Je dors sur un matelas piqué de sel avec ma béquille comme compagne et un miroir fêlé reflétant ma gueule à la Popeye. C’est afin que je gagne mon indépendance, qu’il m’a dit l’oncle. Même, il a précisé -je sais bien qu’il n’y croyait pas une seconde- que si un soir, je voulais ramener une fille, il fermerait les yeux. Autre détail pénible : il se trouve que j’ai droit à une petite pension rapport à l’accident mais c’est l’oncle qui touche. Il m’a expliqué que c’était plus simple et que, comme il subvenait à mes besoins, ma foi, autant qu’il n’y ait pas d’intermédiaire entre mon pognon et sa poche. En échange, il me fait don de quelques sardines et d’un ravitaillement de conserves périmées qu’il a à l’œil et dont il préfère se débarrasser quand il considère que lui, ça pourrait le faire vomir. Ceci dit, il me fiche une paix royale. Et d’ailleurs, je ne me suis jamais plaint de cette façon dont il me traite mais l’épisode qui a fait que ma cervelle a pris l’eau, c’est quand il y a deux ans, il s’est remarié avec Marie-Odile…
III
D’accord, j’ai une jambe dans le sac mais y’a aussi ma façon de causer, lente, qu’on dirait une déglutition à retardement. Par exemple, hier, j’étais sous le phare d’Eckmühl et des étrangers -pas bigoudens pour un rond- m’ont demandé où était la salle Cap Caval. J’ai commencé par tenter d’élaborer une réponse, leur dire que c’était un peu plus à l’intérieur des terres. Mais à peine l’info du cerveau s’en allait au larynx que déjà ils me plantaient sans complexe pour se renseigner auprès d’un autre type. Et l’autre type évidemment leur a dit que c’était avenue de Skibbereen, plus à l’intérieur des terres, ce que, s’ils m’en avaient laissé le temps, je me serais empressé de leur révéler. Ces étrangers, ils étaient là pour un événement particulier qui se déroule chaque week-end de Pentecôte, le salon du roman policier, une sorte de festival pour tous les givrés du coin, ceux qui se délectent des saloperies meurtrières que racontent les livres. Et ça, c’est un truc que l’oncle ne manquerait pour rien au monde. C’est un mordu de romans noirs, un vrai malade. Il bosse sur le port mais je crois que son rêve aurait été d’être flic ou médecin légiste. Quand il se rend salle Cap Caval, c’est pour faire son plein annuel de polars. Et des bouquins, il n’en a jamais assez. Il est plus ou moins pote avec les gens de l’assoc’, une bande d’allumés qui voit en chaque être humain un criminel en puissance. N’importe quoi ! Moi par exemple, je ne me sens pas du tout hanté avec des pulsions de ce genre -oui, c’est vrai, j’ai un peu éliminé Grignard- mais sinon, tout le monde vous le dira, y’a pas plus pacifique comme gars. Alors faut arrêter le délire !
N’empêche, cette fois-ci, je n’en voulais pas trop aux organisateurs du salon et ce pour une raison bien précise : c’est grâce à eux si j’ai eu l’idée. Car le soir, après que la salle Cap Caval a fermé ses portes au public, y’a eu une fiesta dans un restau du coin, genre bouffe et picole entre auteurs et amateurs de polars. L’oncle y était et moi, j’ai tapé l’incruste car je connais deux trois personnes de l’assoc’ qu’ont un peu pitié du gars que je suis. Ça a picolé dur jusqu’à pas d’heure toute la soirée. La figurine du goéland avec son masque -c’est le trophée du prix du salon- était de la fête. Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que l’oncle, chaud comme il était, il s’est pris d’une affection bouffonne pour le volatile. Il lui faisait des mamours et, un moment, tout le monde l’a vu partir, un peu bourré, avec le goéland. Bon, les gens de l’assoc’, bonnes pâtes, ils ont laissé faire -connaissant l’olibrius, ils savaient qu’il allait le ramener. Même le lauréat -je sais plus si c’était un mec ou une nana- se marrait et pensait comme chacun : pas grave, demain il va nous le ramener, le trophée. Sauf qu’il ne l’a pas ramené, le trophée, l’oncle. Et ce pour une raison simple, c’est que moi, c’est à ce moment-là que mon projet m’a éclaboussé tout l’intérieur du crâne. Car tandis que l’oncle se défilait du banquet, moi aussi je me suis éclipsé. Et tous tellement concentrés à le reluquer lui partir avec le goéland, ils ne m’ont pas vu moi filer. Et fallait le voir, l’oncle, seul dans la nuit avec son volatile, chargé au point qu’on avait l’impression que c’était l’oiseau qui fixait les azimuts. Les rues n’étaient pas assez de traviole pour sa pomme. Et moi derrière, en ombre furtive, essayant d’atténuer le bruit de ma béquille. On a traversé le bourg de long en large pour arriver dans le résidentiel. Pas un chat, pas une lumière de voisinage, tout comme je voulais. Et, après avoir poussé le portail du jardin de chez nous, sur la pelouse juste devant le massif de géraniums, petit croche-pied et l’oncle s’est étalé comme une bouse. Aussitôt, il s’est mis à ronfler. Alors moi, tranquille, de récupérer le volatile. J’ai sorti le canot de mon cabanon et hop, par les océans, j’ai été promené ma viande chez Grignard afin de refroidir la sienne. Le plus drôle, quand je suis revenu de mon canotage nocturne, c’est que l’oncle dormait encore dans le jardin. Il n’avait pas bougé d’un chouille. Je suis allé me pieuter dans mon cabanon tellement j’étais vanné. Et je pense qu’en se réveillant plus tard, l’oncle n’a plus pensé au volatile. Il est lui aussi allé se coucher dans la maison avec sa Marie-Odile, sans savoir que Grignard, l’amant de ma tante, n’était plus des nôtres. Si c’est pas beau, ça.
IV
Bon, y’a un truc que j’ai pas dit mais que je vais quand même dire vu que sinon, on pige pas : je suis encore puceau. Vingt-trois balais et encore la petite fleur. Alors que j’ai tout le matos. Et même du solide, du bon tonnage. Mais c’est à cause que les mots d’amour, avec mon cerveau qui fait des bulles et mon corps qui gîte et godille, ça aide pas. C’est pourquoi souvent je me fais du bien tout seul mais à force ça lasse. C’est toujours les mêmes vieilles photos dénichées dans des revues que je planque sous le canot. Alors, mon fantasme : très simple : une femme qui me comprenne, douce, sensuelle, genre infirmière et -suivez mon regard- celle à qui je pense, c’est la femme de mon oncle, Marie-Odile. Car Marie-Odile, infirmière, elle l’est vraiment. En plus, avec elle, j’ai l’impression qu’il n’en faudrait pas lourd pour qu’un jour elle vienne goûter à ma bannette, alors est-ce que je me monte le bourrichon ? Seigneur, faites que ce soit pas le cas. Ce qu’il y a de bien avec les infirmières -et là c’est une réflexion générale- c’est qu’elles ne se moquent jamais des loques dans mon genre, pourtant elles doivent en voir des trucs pas beaux, mais c’est plus fort qu’elles : même devant les pires débris, ceux qu’ont jamais connu l’amour, elles restent humaines. D’ailleurs, souvent quand on est puceau, on est voyeur, ah si, c’est connu ça ! Donc très tard la nuit, mais plutôt à la pleine lune pour faire un peu korrigan, je me lève de derrière mon canot, je sors du cabanon et, en cachette, je vais voir par les fentes des persiennes mon oncle s’envoyer en l’air avec Marie-Odile. Mais, depuis longtemps, leur petite orgie intime, c’est fini à cause de la lassitude des couples. Ils ont commencé à moins baiser puis plus du tout alors que moi, j’étais encore derrière les persiennes. L’oncle s’est remis à lire des polars. Et je me suis dit : mais si, avec l’oncle, Marie-Odile, c’est plus ça, pourquoi qu’elle viendrait pas faire un tour du côté de mon canot la nuit. C’est ce que j’ai cru qui allait se produire lorsqu’elle s’est mise à sortir pour soi-disant des urgences médicales sauf que, patatras, j’ai compris que c’était pour aller voir Jérôme Grignard. Je les ai surpris, elle et Grignard, à un de leurs rendez-vous. J’en ai fait des allusions à peine voilées à l’oncle. Eh bien, vous ne le croirez pas : il s’en cognait ! Alors comme ça, elle le fait cocu, et lui de me répondre qu’elle aurait pu plus mal tomber. Il a ricané en me balançant ça et j’ai compris que pour lui, « plus mal tomber », ça voulait dire « tomber avec moi ». Comme s’il y avait un monde dans lequel les couples se mêlaient les uns aux autres et que moi, j’en étais exclu. Rien de plus douloureux. Alors, j’ai commencé à ruminer. Et je me suis dit qu’il y avait peut-être moyen de faire d’une pierre trois coups : éliminer Grignard, faire porter le chapeau à l’oncle et, vu que nous serions assez vite seuls… consoler à ma manière Marie-Odile. Faut me comprendre : Marie-Odile est un coquillage. Je rêve de mettre mon oreille contre son joli ventre et d’entendre la mer.
V
Dites donc, ç’a pas été long pour qu’ils sachent pour le cadavre et le meurtre aux alentours. Grands dieux, là, ils m’ont impressionné. Je pensais pas que ça allait se disséminer comme ça à la va-vite. Dès à l’aurore, si je calcule bien, ça s’est répandu la nouvelle, un vrai banc de sardines en furie, St Guénolé mais aussi Penmarc’h et jusqu’au port de Kérity. Mais pourquoi pas Guilvinec ou Loctudy tant qu’on y est. Sûr, ça n’a pas traîné. J’en ai eu des échos à la boulangerie et aussi comme j’étais à me protéger des embruns sur le port, deux types qui en parlaient. Et à onze heures -l’heure où je me suis pointé chez Cathy- déjà, tout le monde était au courant avec les détails car il n’était question que de la figurine masquée -un goéland- trouvée à côté du mort. C’est pas souvent que je vais chez Cathy mais là, je voulais prendre le pouls : j’ai pas été déçu. Comme prévu, il y avait quelques auteurs rivés au comptoir à siroter des cafés ou des trucs un peu plus costauds. Et comme eux aussi, ils avaient appris, ils supputaient à fond, chacun sa théorie. Ils faisaient des recoupements. Ils avaient entendu que Grignard était l’amant de la femme de mon oncle -c’est le genre de truc qui se sait toujours dans les bourgs et se répand en belles traînées poudreuses. Moi, j’étais assis à une table, un peu à l’écart, je touillais mon petit crème, muet comme une carpe mais les écoutilles béantes.
Ces types-là, les auteurs de polar, suffit de les observer deux secondes, on voit tout de suite à qui on a affaire : tous un peu à la ramasse, socialement pas nets et faisant du meurtre leur fonds de commerce. Mais c’est une faune dont j’aurais dû me méfier. Car -ça je l’ai vite compris- avec leurs cervelles mal décalaminées, ça leur paraissait trop évident, ce goéland masqué, miraculeusement présent à côté du cadavre. Parce que ça désignait trop nettement le coupable. Faut dire, ils étaient tous à la fiesta hier soir et ils avaient vu l’oncle partir avec le volatile. Donc, pour eux -et c’est là où on pourra juger comment ils ont l’esprit tordu- ce ne pouvait pas être l’oncle. L’un d’eux, un trapu dégarni, prétendait même que tout le monde était suspect sauf l’oncle parce que soi-disant, ç’aurait été trop simple. Mais merde pourquoi un crime devrait être compliqué ! Un crime n’a pas vocation à être compliqué ! Si tous les flics raisonnaient comme eux, on n’arrêterait jamais personne. Je vous raconte pas comment ça me démangeait de leur balancer ça dans les gencives. Mais je ne voulais pas non plus me faire remarquer. Y’en avait un autre, tout noueux, un petit génie sans doute -mais dans ce cas-là, au lieu de pondre des textes, mon pote, fallait être flic !- qui disait que le vrai coupable était certainement au restau, hier soir, à la fiesta, qu’il avait vu comme tout le monde l’oncle (enfin, moi je dis l’oncle, mais eux, ils l’appellent pas l’oncle vu que c’est pas leur oncle) partir et que le vrai meurtrier devait s’être éclipsé juste après -bref, tout comme j’avais fait. Donc, disait-il, il suffisait de lister qui était là puis après, qui n’était plus là, pour savoir. De ce point de vue, je ne me faisais pas trop de souci, on était quand même dans le pays bigouden et quand on fait la fête, c’est plutôt marée haute : certains avaient tellement tisé qu’ils pouvaient à peine attester de leur propre présence.
- Faudrait aussi s’interroger sur le mobile du meurtre, a dit le plus vieux d’entre eux. Si c’est un tiers qu’a fait le coup, faut qu’il ait un mobile.
Cet argument m’a rassuré. Je me suis dit : ouf, j’ai pas vraiment de mobile, disons, de mobile rationnel. Et là, y’en a une -eh oui, dans cette faune d’inadaptés sociaux, y’a aussi des filles- une qui a dit, comme si elle venait de lire dans le marc de café de mon crâne.
- Mais ce pourrait être un mobile irrationnel, pas directement perceptible, disons de l’ordre du fantasme. Je ne sais pas pourquoi, a-t-elle ajouté, je vois quelqu’un d’assez jeune, un peu immature.
- Sauf qu’il faut quand même qu’il soit proche du couple ou du mort. La proximité est toujours un élément déterminant.
- Et Cathy ! tu connais quelqu’un de proche du couple ? a lancé l’un des auteurs, celui tout noueux.
Là, j’étais très mal. Heureusement Cathy n’a pas répondu. Elle servait d’autres clients. Imaginez qu’elle dise : ben oui, proche du couple, y’a Benoît, en plus, ça tombe bien, il est là.
A les écouter, je me suis fait la réflexion qu’avec des allumés pareils, j’allais vite me retrouver avec les bracelets. Et soudain y’en a un, celui qu’avait le plus de bouteille, qu’a commencé à délirer avec ses collègues sur un soi-disant prolongement inattendu de l’affaire, j’ai pas bien compris son raisonnement.
- Seulement, a-t-il dit, si la femme n’est pas au courant, ce qui me paraît assez probable car, sinon, en général c’est l’époux et pas l’amant qui déguste, il pourrait y avoir une suite fâcheuse.
- Je vois bien ce que tu veux dire, a dit la fille.
- T’as raison, ça peut être très chaud, a dit le trapu dégarni.
- Ouais, ça pourrait faire une bonne nouvelle ça. Disons, trois quatre mille mots environ avec une tonalité un peu à la déconne. Y’a un truc à fouiller là-dedans, croyez pas ?
Ils commençaient à me courir avec leurs sous-entendus. De quel rebondissement parlaient-ils ? Je ne me voyais pas le leur demander en direct. Heureusement il y avait un autre type, pas du métier comme moi, un peu fasciné par ces cloportes et qui n’avait pas ces scrupules.
- Et qu’est-ce que vous voulez dire ? a-t-il questionné en hochant la tête comme un parkinsonien.
Et là, c’est la fille qui a répondu.
- Ça reste théorique mais si la femme pense, comme tout le monde, que l’assassin est son époux, elle va peut-être vouloir venger son amant.
- Ouais, a dit le plus vieux, les flics ont intérêt à faire fissa. Sinon, il pourrait y avoir un méchant grabuge passionnel.
En entendant ça, je me suis levé brusquement. Ma chaise est tombée à la renverse. Tous se sont retournés mais je n’étais plus à ça près. J’ai chopé ma béquille, répandu sur la table mon reste de café sans faire gaffe et je me suis précipité vers la porte en oubliant de régler.
- C’est qui ce gars ? a demandé la fille.
- C’est Benoît, le neveu du suspect, a dit Cathy.
- Dites donc, il était pas de la fête, lui, hier soir ?
- Si vous voulez mon avis, l’affaire est résolue, ai-je cru entendre le plus vieux d’entre eux marmonner avant que je passe la porte.
- Cathy, tu nous remets la même chose, a dit le noueux. Alors, la nouvelle, qui veut s’y coller ?
VI
J’ai couru jusqu’à la maison de l’oncle. Fallait me voir gambader avec ma béquille. Parce qu’en général, je ne cours pas, bien trop grotesque, mais là, j’étais pressé. Alors, tomber sur cet espèce de tripode humain qui avance avec des tressautements pas possibles, y’avait réellement de quoi se bidonner. En même temps, j’y croyais pas trop à leur théorie. Les gens du coin qui me voyaient passer, ceux qui me connaissent, ils se disaient : « Le pauvre, il a appris évidemment. Il sait dans quel pétrin son oncle s’est mis ». Quand je suis arrivé devant la maison, y’avait des voitures de flics avec des gyrophares et tout le bastringue. Et Marie-Odile qui embarquait dans l’une d’elles, menottes aux poignets, sans un regard. J’ai voulu entrer dans la baraque. L’un des képis m’a laissé passer quand j’ai dit qui j’étais. Dans le salon, l’oncle gisait au sol, au milieu d’une grosse flaque d’un joli rouge vermeil, le cou quasiment sectionné avec un tranchoir de cuisine. « C’est ça, les infirmières », disait l’un des types à son collègue, « elles ne font pas les choses à moitié ». « Au moins, il connaîtra pas la taule » a dit l’autre, « mais pour la femme, je serai un peu moins optimiste ». Leur humour, ça me dégoûtait. Ils auraient pu faire preuve d’un peu de respect quand même. Après un drame pareil, la moindre des choses était de garder le silence. Moi ça, j’ai bien su faire, avant, pendant et après le procès.
Depuis que Marie-odile est à l’ombre, j’ai quitté mon cabanon pour la maison de l’oncle et, en attendant qu’elle sorte -c’est pas pour demain- je me suis mis à lire des polars. Franchement, je pensais pas qu’il y avait des tarés pareils de par le monde. Cet univers noir, un peu glauque, ça a commencé à me passionner. Et je ne loupe aucun des salons annuels du goéland. Certains des auteurs, les habitués, ils se marrent doucement en me voyant me balader entre les tables. J’ai l’impression qu’ils savent pour moi. D’ailleurs, suffit de lire les dédicaces qu’ils me font, pleines de sous-entendus, ça ne fait pas un pli. Je trouve ça quand même indélicat de leur part. Et aussi que, sachant ce que j’ai pu commettre, pas un seul ne bronche ou n’aille un peu se répandre auprès des flics. Y’a pas de quoi être fier et ça ne fait que confirmer ce que je pensais : ces gens-là n’ont vraiment aucune morale.