DERNIER CLIENT
Personnages : La patronne
L’époux accordéoniste
Le client
Lumière intimiste. Bar. Derrière le comptoir, la patronne, belle femme énergique et sentimentale. Sur une chaise à l’un des angles, l’accordéoniste qui joue un air mélancolique, un peu blue jazz, en sourdine. Le client entre. L’accordéoniste continue de jouer tout doucement, comme pour lui-même. Il s’arrête brusquement en voyant le client. La patronne le remarque aussi.
La patronne
On allait fermer. Notre dernier client vient de sortir.
Le client (d’un ton péremptoire)
Votre avant-dernier client, vous voulez dire.
Il s’assoit sur un tabouret devant le comptoir.
La patronne
Nous sommes épuisés, mon mari et moi.
Le client
Rien qu’à la tonalité de l’accordéon, je l’ai senti. Mais je ne resterai que quelques minutes. Et si vous saviez depuis combien de temps je rêve de passer cette porte, vous n’auriez pas la cruauté de me refuser un verre.
La patronne
Une raison particulière à ça ?
Le client (regardant autour de lui en prenant son temps)
Le décor peut-être. Joliment arrangé chez vous. Toutes ces belles images, ces trophées.
La patronne
Eh bien, dites-moi ce que vous voulez prendre ?
Le client ne répond pas, fixant alternativement les photos et l’accordéoniste.
Le client (à l’accordéoniste)
C’est vous sur les photos ?
La patronne
Il ne vous répondra pas. Il ne parle pas. Il n’aime pas être reconnu. En général, c’est son instrument qui parle à sa place, de façon purement émotionnelle, et seulement quand il est d’humeur.
Le client
Quand qui est d’humeur ?
La patronne
Lui ou l’accordéon, on ne sait pas. Mais pour les photos, oui, c’est bien mon Pierrot.
Le client
Un sacré palmarès qu’il a là.
La patronne
Comme vous dites. Mais à part ce qui est ici, de cette gloire passée, il ne reste pas grand chose. On ne devinerait pas, à le voir comme ça, quel boxeur qu’il a été. Le dernier combat, c’était il y a plus de quinze ans. Qui s’en souvient ?
Le client (d’un ton ironique)
Son adversaire peut-être.
La patronne
Vous prenez quoi ?
Le client
Une bière.
La patronne
Vite alors. On doit vraiment fermer (à l’accordéoniste) Pierrot, va tourner le verrou avant qu’un autre client n’entre.
L’accordéoniste pose son instrument, se lève de sa chaise et s’avance fermer la porte en traînant une de ses jambes. Il revient s’asseoir, la jambe toujours traînante.
Le client
Que lui est-il arrivé ?
La patronne
Il ne s’est pas allongé. Parfois, ça ne pardonne pas.
Le client
Il ne s’est pas allongé, vous dites. Je ne vois pas le rapport avec la jambe. Je suppose que ç’a été douloureux pour lui de ne plus monter sur le ring ?
La patronne
Douloureux ou pas, il ne s’en est jamais plaint. De toute façon, la souffrance intérieure d’un boxeur, personne n’y croit. Quand un boxeur se met à pleurer, je ne sais pas si vous avez fait attention, il a toujours l’air d’un abruti.
Le client
Vous parlez de votre époux comme s’il n’était pas là.
La patronne
L’habitude. Avant, ses réactions étaient physiques, à présent, elles sont exclusivement musicales. Mais je peux vous dire qu’il en a fait chavirer des cœurs. Il paraît que les femmes ne savent pas résister à un musicien. Alors un musicien boxeur, imaginez un peu.
Le client
Je crois me souvenir. C’est lui qu’on appelait l’accordéoniste du ring ou un truc dans le genre, non ?
La patronne
C’était son sobriquet. Mais pas seulement parce qu’il était musicien. Aussi à cause de sa façon de se déplacer. Sur le ring, il avait le jeu de jambes d’un danseur de java. On se serait cru à un bal musette. Ça amusait ses adversaires. N’empêche, avec ses poings donnant le tempo, il en a mis plus d’un au tapis.
Le client (songeur)
Jamais évident de se reconvertir. Une chance pour lui qu’il n’avait pas que la boxe dans la vie. Il a su oublier. Ce n’est pas le cas de tout le monde.
La patronne
Détrompez-vous. Dans sa tête, boxeur il l’est encore. Pour lui, notre planète, c’est un carré de cordes. Un jour, je me souviens lui avoir dit que la terre était ronde. Avec ce vieux bon sens qu’il a, il m’a alors demandé comment ça se passait pour ceux qui étaient en dessous. Je lui ai expliqué que nul homme, où qu’il soit sur terre, n’avait le sentiment d’être en dessous. Il ne me croyait pas. J’ai l’impression qu’il joue pour ceux qui sont aux antipodes, à la limite de la chute libre.
Le client (faussement rigolard)
Il aurait dû jouer pour moi. J’ai longtemps été de l’autre côté du monde. C’est un endroit où, pour un oui ou un non, on vous enferme. Après quinze ans passés là-bas, je suis de retour. Votre époux, avec sa jambe accidentée, il n’aurait sans doute jamais pu s’y rendre.
La patronne
Mais sa jambe n’a pas été accidentée, c’est tout simplement qu’il ne s’est pas allongé. C’est de ma faute. Pour son dernier combat, Traven lui avait demandé de s’allonger au bout du troisième round. Mon Pierrot avait accepté. Mais, à la sortie du vestiaire, je lui ai dit : si tu es un homme, tu ne dois pas t’allonger, à aucun prix. Il a senti mon désir de femme et, sur le ring, il est devenu rageur, une vraie boule de nerf. Le type en face, il s’est retrouvé KO dès la deuxième reprise.
Le client
Ca vous fait un petit trophée en plus dans la vitrine.
La patronne.
Un peu cher payé. Traven et trois de ses hommes sont venus nous voir le lendemain. Et vous savez comment il se venge, Traven ? Il vous brise les doigts. C’est sa façon. Pour mon Pierrot, fini l’accordéon. Alors j’ai dit à Traven que, s’il ne touchait pas aux doigts de mon Pierrot, je ferais le trottoir pour lui, pour rembourser ce qu’il avait engagé comme argent sur ce combat truqué. Il a accepté. L’un de ses hommes s’est contenté de détruire le genou de mon Pierrot avec une batte de base-ball. C’est gentil, non ?
Le client
Très délicat. Et ce Traven, vous l’avez remboursé ?
La patronne
Pas complètement. Quelques mois après, il s’est fait descendre. Et devinez par qui ? Par ce type que mon Pierrot avait mis KO dès la deuxième reprise.
Le client
Pourquoi cet idiot aurait-il fait ça ?
La patronne
Après le combat perdu, Traven a considéré que son nouveau poulain était un tocard. Il n’en voulait plus. Il l’a laissé tomber. Comme boxeur, pour ce type, c’était fini.
Le client
Ce n’était pourtant pas sa faute mais la vôtre et celle de votre mari.
La patronne
C’est vrai mais Traven n’était pas du style à entrer dans ce genre de considération. Ce jeune type a dû se reconvertir. Il est devenu homme de main pour un boss de la partie adverse. Et il s’est arrangé pour régler son compte à Traven. Ensuite il s’est enfui quelque part en Australie. Là-bas, il s’est vite retrouvé sous les verrous pour d’autres affaires. Etrange comme destinée, vous ne trouvez pas ?
Le client (d’un ton ironique)
A vous écouter, j’ai l’impression d’entendre l’histoire de ma vie.
La patronne (songeuse)
Rien d’étonnant, chacun garde au fond de soi sa petite part de tragédie intime. Parfois je me dis que si mon Pierrot s’était s’allongé, ce type-là aurait, lui aussi, connu un tout autre destin.
Le client
Pas faux. Pour un rien, l’univers bascule et voilà, on est aux antipodes… à la limite de la chute libre.
Il boit son verre. La patronne sort de derrière son comptoir et empile deux chaises qu’elle porte dans la réserve à côté. Le client repose son verre tandis que l’accordéoniste joue en sourdine. Il descend de son tabouret et s’approche du musicien.
Le client
Toi, au seul son de ton accordéon, je sais que tu m’as reconnu. J’étais venu pour vous régler votre compte, à toi et ta mégère. Mais à quoi bon, c’est déjà une petite mort ce que vous vivez ici. Je repasserai peut-être une autre fois et, si je suis décidé, je ferai ce pour quoi j’étais venu ce soir.
Il met un billet sur le comptoir, va à la porte, tourne le verrou et sort. La patronne revient
La patronne (à son époux)
Il n’a pas attendu sa monnaie ?
L’accordéoniste fait non de la tête.
La patronne
Drôle de type. Mais on a si peu de monde ces temps-ci. Espérons qu’il repassera.
La patronne va à la porte refermer une nouvelle fois le verrou. Son mari continue de jouer, le même air blue jazz qu’au début de la scène.
Noir
Personnages : La patronne
L’époux accordéoniste
Le client
Lumière intimiste. Bar. Derrière le comptoir, la patronne, belle femme énergique et sentimentale. Sur une chaise à l’un des angles, l’accordéoniste qui joue un air mélancolique, un peu blue jazz, en sourdine. Le client entre. L’accordéoniste continue de jouer tout doucement, comme pour lui-même. Il s’arrête brusquement en voyant le client. La patronne le remarque aussi.
La patronne
On allait fermer. Notre dernier client vient de sortir.
Le client (d’un ton péremptoire)
Votre avant-dernier client, vous voulez dire.
Il s’assoit sur un tabouret devant le comptoir.
La patronne
Nous sommes épuisés, mon mari et moi.
Le client
Rien qu’à la tonalité de l’accordéon, je l’ai senti. Mais je ne resterai que quelques minutes. Et si vous saviez depuis combien de temps je rêve de passer cette porte, vous n’auriez pas la cruauté de me refuser un verre.
La patronne
Une raison particulière à ça ?
Le client (regardant autour de lui en prenant son temps)
Le décor peut-être. Joliment arrangé chez vous. Toutes ces belles images, ces trophées.
La patronne
Eh bien, dites-moi ce que vous voulez prendre ?
Le client ne répond pas, fixant alternativement les photos et l’accordéoniste.
Le client (à l’accordéoniste)
C’est vous sur les photos ?
La patronne
Il ne vous répondra pas. Il ne parle pas. Il n’aime pas être reconnu. En général, c’est son instrument qui parle à sa place, de façon purement émotionnelle, et seulement quand il est d’humeur.
Le client
Quand qui est d’humeur ?
La patronne
Lui ou l’accordéon, on ne sait pas. Mais pour les photos, oui, c’est bien mon Pierrot.
Le client
Un sacré palmarès qu’il a là.
La patronne
Comme vous dites. Mais à part ce qui est ici, de cette gloire passée, il ne reste pas grand chose. On ne devinerait pas, à le voir comme ça, quel boxeur qu’il a été. Le dernier combat, c’était il y a plus de quinze ans. Qui s’en souvient ?
Le client (d’un ton ironique)
Son adversaire peut-être.
La patronne
Vous prenez quoi ?
Le client
Une bière.
La patronne
Vite alors. On doit vraiment fermer (à l’accordéoniste) Pierrot, va tourner le verrou avant qu’un autre client n’entre.
L’accordéoniste pose son instrument, se lève de sa chaise et s’avance fermer la porte en traînant une de ses jambes. Il revient s’asseoir, la jambe toujours traînante.
Le client
Que lui est-il arrivé ?
La patronne
Il ne s’est pas allongé. Parfois, ça ne pardonne pas.
Le client
Il ne s’est pas allongé, vous dites. Je ne vois pas le rapport avec la jambe. Je suppose que ç’a été douloureux pour lui de ne plus monter sur le ring ?
La patronne
Douloureux ou pas, il ne s’en est jamais plaint. De toute façon, la souffrance intérieure d’un boxeur, personne n’y croit. Quand un boxeur se met à pleurer, je ne sais pas si vous avez fait attention, il a toujours l’air d’un abruti.
Le client
Vous parlez de votre époux comme s’il n’était pas là.
La patronne
L’habitude. Avant, ses réactions étaient physiques, à présent, elles sont exclusivement musicales. Mais je peux vous dire qu’il en a fait chavirer des cœurs. Il paraît que les femmes ne savent pas résister à un musicien. Alors un musicien boxeur, imaginez un peu.
Le client
Je crois me souvenir. C’est lui qu’on appelait l’accordéoniste du ring ou un truc dans le genre, non ?
La patronne
C’était son sobriquet. Mais pas seulement parce qu’il était musicien. Aussi à cause de sa façon de se déplacer. Sur le ring, il avait le jeu de jambes d’un danseur de java. On se serait cru à un bal musette. Ça amusait ses adversaires. N’empêche, avec ses poings donnant le tempo, il en a mis plus d’un au tapis.
Le client (songeur)
Jamais évident de se reconvertir. Une chance pour lui qu’il n’avait pas que la boxe dans la vie. Il a su oublier. Ce n’est pas le cas de tout le monde.
La patronne
Détrompez-vous. Dans sa tête, boxeur il l’est encore. Pour lui, notre planète, c’est un carré de cordes. Un jour, je me souviens lui avoir dit que la terre était ronde. Avec ce vieux bon sens qu’il a, il m’a alors demandé comment ça se passait pour ceux qui étaient en dessous. Je lui ai expliqué que nul homme, où qu’il soit sur terre, n’avait le sentiment d’être en dessous. Il ne me croyait pas. J’ai l’impression qu’il joue pour ceux qui sont aux antipodes, à la limite de la chute libre.
Le client (faussement rigolard)
Il aurait dû jouer pour moi. J’ai longtemps été de l’autre côté du monde. C’est un endroit où, pour un oui ou un non, on vous enferme. Après quinze ans passés là-bas, je suis de retour. Votre époux, avec sa jambe accidentée, il n’aurait sans doute jamais pu s’y rendre.
La patronne
Mais sa jambe n’a pas été accidentée, c’est tout simplement qu’il ne s’est pas allongé. C’est de ma faute. Pour son dernier combat, Traven lui avait demandé de s’allonger au bout du troisième round. Mon Pierrot avait accepté. Mais, à la sortie du vestiaire, je lui ai dit : si tu es un homme, tu ne dois pas t’allonger, à aucun prix. Il a senti mon désir de femme et, sur le ring, il est devenu rageur, une vraie boule de nerf. Le type en face, il s’est retrouvé KO dès la deuxième reprise.
Le client
Ca vous fait un petit trophée en plus dans la vitrine.
La patronne.
Un peu cher payé. Traven et trois de ses hommes sont venus nous voir le lendemain. Et vous savez comment il se venge, Traven ? Il vous brise les doigts. C’est sa façon. Pour mon Pierrot, fini l’accordéon. Alors j’ai dit à Traven que, s’il ne touchait pas aux doigts de mon Pierrot, je ferais le trottoir pour lui, pour rembourser ce qu’il avait engagé comme argent sur ce combat truqué. Il a accepté. L’un de ses hommes s’est contenté de détruire le genou de mon Pierrot avec une batte de base-ball. C’est gentil, non ?
Le client
Très délicat. Et ce Traven, vous l’avez remboursé ?
La patronne
Pas complètement. Quelques mois après, il s’est fait descendre. Et devinez par qui ? Par ce type que mon Pierrot avait mis KO dès la deuxième reprise.
Le client
Pourquoi cet idiot aurait-il fait ça ?
La patronne
Après le combat perdu, Traven a considéré que son nouveau poulain était un tocard. Il n’en voulait plus. Il l’a laissé tomber. Comme boxeur, pour ce type, c’était fini.
Le client
Ce n’était pourtant pas sa faute mais la vôtre et celle de votre mari.
La patronne
C’est vrai mais Traven n’était pas du style à entrer dans ce genre de considération. Ce jeune type a dû se reconvertir. Il est devenu homme de main pour un boss de la partie adverse. Et il s’est arrangé pour régler son compte à Traven. Ensuite il s’est enfui quelque part en Australie. Là-bas, il s’est vite retrouvé sous les verrous pour d’autres affaires. Etrange comme destinée, vous ne trouvez pas ?
Le client (d’un ton ironique)
A vous écouter, j’ai l’impression d’entendre l’histoire de ma vie.
La patronne (songeuse)
Rien d’étonnant, chacun garde au fond de soi sa petite part de tragédie intime. Parfois je me dis que si mon Pierrot s’était s’allongé, ce type-là aurait, lui aussi, connu un tout autre destin.
Le client
Pas faux. Pour un rien, l’univers bascule et voilà, on est aux antipodes… à la limite de la chute libre.
Il boit son verre. La patronne sort de derrière son comptoir et empile deux chaises qu’elle porte dans la réserve à côté. Le client repose son verre tandis que l’accordéoniste joue en sourdine. Il descend de son tabouret et s’approche du musicien.
Le client
Toi, au seul son de ton accordéon, je sais que tu m’as reconnu. J’étais venu pour vous régler votre compte, à toi et ta mégère. Mais à quoi bon, c’est déjà une petite mort ce que vous vivez ici. Je repasserai peut-être une autre fois et, si je suis décidé, je ferai ce pour quoi j’étais venu ce soir.
Il met un billet sur le comptoir, va à la porte, tourne le verrou et sort. La patronne revient
La patronne (à son époux)
Il n’a pas attendu sa monnaie ?
L’accordéoniste fait non de la tête.
La patronne
Drôle de type. Mais on a si peu de monde ces temps-ci. Espérons qu’il repassera.
La patronne va à la porte refermer une nouvelle fois le verrou. Son mari continue de jouer, le même air blue jazz qu’au début de la scène.
Noir