ÊTRE UN AUTEUR DE ROMANS NOIRS
Nouvelle parue dans le recueil "Les âmes déglinguées" (éditions GOATER)
Parmi les gens que je côtoie ou que je croise tous les jours, même mes relations les plus proches, personne -et j’avance là un fait aisément vérifiable- personne ne sait que je suis édité. Beaucoup savent que j’écris, ça oui, c’est un travers souvent difficile à dissimuler et certains d’ailleurs s’amusent de mon refus de leur donner à lire quoi que ce soit sorti de ma plume, mais personne ne sait que je suis édité. À une époque où tout auteur ne semble avoir pour seul but que de pérorer dans les médias en y trimbalant sa vanité et son meilleur profil, je me flatte d’être au nombre de ceux qui ont fait le choix de l’incognito. Ma conviction profonde, c’est qu’un écrivain, aussi chevronné soit-il, dénature son talent à s’exposer sous les feux comme une vulgaire bête de concours, et qu’il a tout à gagner à rester dans l’ombre, en retrait, loin du misérable brouhaha médiatique. Il en va de son épaisseur et de sa crédibilité. C’est pourquoi, à la vue de certains de mes confrères se commettant sur maints plateaux télés ou émissions radiophoniques, j’éprouve un sentiment de mépris à leur endroit -et, au mien, d’irrécusable et flagrante légitimité.
Depuis que je suis édité -car, c’est un fait avéré, je suis édité- je signe tous mes polars du pseudo de Benjamin Kiev, étant entendu qu’hormis mon éditeur, personne ne sait qui est Benjamin Kiev. En quatrième de couverture de mes livres, d’une sobriété impeccable, pas une photo ni la plus lapidaire esquisse biographique, pas même une date me situant dans le temps. Que cela dérange, peu m’importe, ma trajectoire intime n’est pas un fonds de commerce, seule l’œuvre se doit de faire écho. Cette propension pour l’anonymat, je l’ai longtemps cultivée, d’abord en ne dénichant aucun éditeur -force est de reconnaître que pour préserver son incognito, la méthode est plutôt efficace- et une fois que j’en eus trouvé un -car, redisons-le, j’en ai trouvé un- en développant une écriture que je qualifierais de foncièrement austère, se dérobant à toute séduction facile et dissuadant -à dessein- le lecteur de creuser plus avant. Aucun critique littéraire n’a d’ailleurs jamais senti la force et la singularité de l’œuvre de Benjamin Kiev. Les seuls comptes-rendus parus dans la presse se bornent, sur mes trois années d’ « exposition éditoriale », à de maigres entrefilets -jamais un article de fond- usant, pour évoquer mon univers, des mêmes lieux communs nullement argumentés : style ampoulé, intrigue faiblarde, personnages inconsistants. Ces jugements à l’emporte-pièce auraient jeté tout esprit faible dans le désespoir et la confusion. Moi pas. À aucun moment, cet aveuglement ne m’a meurtri. Que Benjamin Kiev soit incompris de ses contemporains, c’est là l’apanage des plus grands. Sans doute est-il condamné à rester un temps un génie inaperçu, ignoré de son époque et appelé à n’être découvert que bien plus tard, quand les fantoches médiatiques de l’heure auront sombré dans les oubliettes de l’histoire.
Du temps où je n’étais pas édité, où mon pseudonyme n’avait encore aucune existence -une époque où je me sentais nu et fragile, apeuré par le réel- je passais des heures sur les blogs, les réseaux sociaux, et je m’étais inscrit sur la plupart des forums de discussion évoquant le milieu éditorial. J’achetais -comme personne ne le fait plus- l’ensemble des revues littéraires encore en édition papier, même les plus confidentielles, et je lisais tous les potins, les rumeurs qui y circulaient, si bien que je connaissais les têtes de ceux que l’on nomme pompeusement « les acteurs de l’Édition ». Et non seulement je les connaissais de façon virtuelle, mais aussi réelle car je hantais ce sixième arrondissement, et particulièrement les cafés, brasseries et petits restaurants proches des lieux où œuvraient ces gens. Ainsi, accoudé au comptoir de l’une de ces brasseries, il m’arrivait parfois de surprendre la conversation d’un directeur de collection avec un responsable du marketing ou d’une secrétaire avec le coordinateur d’un quelconque comité de lecture. J’avais toujours une oreille qui traîne et -cela est très bizarre- en même temps que je les espionnais, je les méprisais.
J’en viens donc, puisqu’il le faut, à l’acte peut-être le moins glorieux mais le plus nécessaire à la venue au monde de Benjamin Kiev. En raison de cet acte, Benjamin Kiev est certainement l’un des rares écrivains à avoir vraiment choisi son éditeur. Lui et moi, si je peux m’exprimer ainsi, nous avions en effet jeté notre dévolu sur Arthur Bariossa, le patron des Editions Bariossa, une jeune maison montante qui venait de connaître un certain nombre de succès retentissants en littérature blanche. J’étais tombé sur un entretien en ligne dans lequel Bariossa expliquait qu’il projetait de créer une collection tournée vers le polar, collection qu’il baptiserait « Underground ». Je ne crois pas qu’il existe au monde de terme plus éculé pour évoquer la soi-disant élite bohème et pourtant, je l’avoue, ce vocable si roublard -« Underground »- m’a tout de suite fait rêver, il collait splendidement à mon image. C’est la raison pour laquelle, cette nuit-là, avant même d’avoir achevé la lecture de l’entretien, j’ai su au fond de moi-même que ce serait lui, Arthur Bariossa, l’éditeur de Benjamin Kiev.
J’ai commencé chaque soir après mon travail -j’ai un petit job administratif dans une société fiduciaire- par faire le guet autour de la maison d’édition de Bariossa -des heures et des heures de guet. J’avais remarqué qu’il quittait très tard ses locaux et qu’il aimait rentrer seul chez lui en prenant à pied par les quais, souvent inondables et inondés, de la Seine. En hiver, passé une certaine heure, ces quais sont déserts, très sombres par endroit, et cette configuration des lieux a été essentielle à l’élaboration de mon plan. J’avais en tête un scénario assez minutieux dont j’avais étudié chaque détail. Il me semblait sans faille et, après deux semaines de guets, un vendredi pour être précis, j’ai décidé de passer à l’action.
Ce soir-là, au lieu de filer Bariossa, j’ai, si je peux me permettre l’expression, anticipé ses us. Je me suis placé en embuscade sur un point précis de son trajet, derrière la pile d’un pont près duquel il passait quotidiennement. Je connaissais à présent suffisamment le bonhomme et ses rituels pour ne laisser aucune marge à l’improvisation. Comme il était essentiel pour moi de n’être pas identifié, je m’étais coiffé d’un bonnet et j’avais enfilé une vareuse sombre par-dessus mon blouson. J’avais aussi au fond de ma poche une bombe lacrymo achetée dans l’après-midi. J’ai attendu sous ce pont peut-être une quinzaine de minutes, curieusement calme et déterminé. Le temps était idéal, une légère bruine avec quelque chose de blafard dans l’air, pour tout dire une ambiance très polar. En apercevant, vers les vingt-trois heures, la silhouette de Bariossa se détachant dans la nuit, j’ai serré dans ma poche ma lacrymo et me suis mis en retrait, bien à l’ombre. Quand il est arrivé à ma hauteur, sans sortir de ma cache, j’ai brandi la bombe et l’ai aspergé d’un jet de gaz. Sa réaction a été celle que j’avais prévue. Aveuglé, il a commencé à tituber en tous sens, portant les mains à son visage. Fidèle à mon plan, j’ai enchaîné par une violente empoignade, comme si je cherchais à lui arracher son manteau et son portefeuille. Je suis parvenu, dans l’effervescence, à l’entraîner près de la berge. Alors, simulant un mouvement involontaire à fleur de quai, je lui ai, d’une dernière poussée, donné le coup de grâce. Aspiré en arrière, il a eu un cri de stupeur. Il a dérapé et chuté, après un long basculement, directement dans la Seine. Inutile de préciser qu’en cette saison, l’eau était glacée.
Sans attendre, je me suis éclipsé dans la nuit tel un voleur qui, ayant échoué dans sa tentative de vol, prend la fuite. Un éventuel témoin aurait pu penser que je disparaissais au loin mais en fait, une fois dans l’obscurité, j’ai retiré ma vareuse, je me suis débarrassé de mon bonnet -je comptais les récupérer plus tard- et j’ai jeté ma bombe lacrymo à l’eau. Puis, émergeant d’un coin de lumière situé à l’opposé de la direction de ma fuite supposée, je me suis précipité sur la berge comme si j’étais un simple badaud venu porté secours à la victime.
Bariossa se débattait dans l’eau froide où, rendu aveugle par la lacrymo et empêtré dans ses vêtements, il était sur le point de sombrer. J’ai sauté sur une barge à proximité, saisi une corde que j’avais déjà repérée et la lui ai lancée. Il a senti la corde sur son bras qu’il a réussi à saisir et je suis parvenu sans trop de mal à le ramener sur la berge.
Il était frigorifié et dans un état de panique extrême, il venait de voir la mort de près.
Je lui ai raconté que, de loin, j’avais vu un homme l’agresser et que j’étais accouru. J’avais évidemment préféré me porter à son secours plutôt que de poursuivre l’autre type qui m’avait tout l’air d’un marginal. Comme Bariossa grelottait dans ses vêtements mouillés, je lui ai offert mon blouson pour qu’il se réchauffe. Profitant de sa confusion, je lui ai expliqué que je n’avais pas trop le temps du fait d’un rendez-vous urgent et je l’ai quitté en lui laissant mon blouson. J’ai discrètement récupéré ma vareuse et mon bonnet que j’ai abandonnés dans un grand bac à détritus loin du lieu de mon forfait.
Mon attitude peut paraître incompréhensible mais c’est là en fait qu’on reconnaît l’auteur de polar, à savoir le gars qui a le sens de l’intrigue, car, dans mon blouson, il y avait mon portefeuille, c’est-à-dire mes papiers et mon adresse. C’était un risque à courir mais j’étais sûr que Bariossa viendrait rendre son blouson à l’homme qui lui avait si miraculeusement sauvé la vie.
Et, en effet, le lendemain, il s’est présenté chez moi.
J’habite dans le douzième arrondissement un studio en sous-sol qui est une sorte de trou à rats mais que je ne quitterais pour rien au monde. J’ai un lit, une armoire, une gazinière, un frigo et, mis à part ça, tout ce qui me reste n’est voué qu’à la littérature. Il est quasiment impossible de ne pas le remarquer. À côté d’une pile de manuscrits, de plusieurs dictionnaires et de mon ordi, j’ai même une vieille machine à écrire que je n’utilise plus mais qui fait tellement écrivain.
Lorsque j’ai ouvert à Bariossa, il a vu les manuscrits sur ma table et son œil de professionnel n’a pas tardé à comprendre à quel genre de gugusse il avait affaire. Après m’avoir rendu mon blouson et longuement remercié, il n’a pas manqué de m’interroger sur mon activité -j’avais peur qu’il n’en prenne pas l’initiative- et je lui ai dit que j’avais un job alimentaire sans grand intérêt mais qu’à mes yeux, là n’était pas l’essentiel. L’essentiel, ai-je lâché d’un grand geste théâtral en lui montrant ma table de travail, c’est ça. Il a levé les yeux vers mon fatras intérieur. J’écris des polars, ai-je continué, mais grands dieux, quel éditeur pourrait s’intéresser à un univers aussi original que le mien, très à la marge, souterrain, ai-je encore précisé, ce qu’il aurait pu interpréter comme un appel du pied s’il avait su que je connaissais et son activité et son projet de collection. Pendant un moment, je lui ai fait sentir, dans ma façon de présenter les choses, mon désarroi d’auteur ne parvenant pas à être édité. C’était un désarroi à la fois réel et simulé. Puis, incidemment, je lui ai demandé quelle était sa profession.
Il a senti qu’il ne pouvait pas se dérober. Ne lui avais-je pas sauvé la vie ? Il a mis un certain temps à me répondre en prenant en main l’un de mes manuscrits. Il l’a feuilleté rapidement -peut-être voulait-il vérifier mon niveau de français- et m’a appris ce que je savais déjà : qu’il était éditeur.
Dans les trois années qui ont suivi, Bariossa a fait paraître, sans broncher, quatre de mes polars dans sa collection « Underground ». J’ai l’impression qu’il était au départ plutôt rassuré que je prenne un pseudo et veuille garder un parfait anonymat. Dans son tableau comptable, je le soupçonnais d’avoir a priori classé ma production dans la seule colonne des pertes. Et, pour dire les choses franchement, je n’avais aucune idée de ce qu’il pensait de mes écrits ni même s’il m’avait lu. Mais, bizarrement, cela m’indifférait. En recevant le relevé de compte annuel des ventes, j’ai d’ailleurs pu vite vérifier qu’aucun de mes titres ne décollait, c’est-à-dire que, de mon premier à mon quatrième roman, tous ont quasiment été retournés par les libraires. J’aurais pu en concevoir du dépit. Eh bien, qu’on le croie ou non, j’en ai éprouvé au contraire une vive et très réelle satisfaction. Si je souhaitais tant bénéficier d’un contrat à compte d’éditeur, c’était pour répondre à deux désirs apparemment antagonistes : primo, m’assurer que, du fait de leur diffusion, les polars de Benjamin Kiev pouvaient être lus par le plus grand nombre ; deuzio, avoir le plaisir morose de constater qu’ils ne l’étaient pas. Je réalisais là mon rêve le plus cher : devenir, comme je l’ai dit plus haut, un génie inaperçu.
Mon époque était en train de magnifiquement me louper.
Lorsque je prétends que personne ne me lisait, ce n’est qu’en partie vrai. Je connaissais au moins un type passionné par mon œuvre, un acteur de théâtre, d’origine slave, qui vivait dans mon quartier. Une semaine après la publication de mon quatrième bouquin, je vais boire un café dans un bar tout proche de mon domicile et -je jure que je ne pipeaute pas- je surprends le bonhomme en train de lire fébrilement le dernier « Benjamin Kiev ». Normalement, pour beaucoup d’auteurs, un tel événement relève du pur fantasme. Ce que je veux dire, c’est que je pourrais prendre le métro pendant des siècles, du matin au soir sur toutes les lignes, jamais je ne tomberai sur un passager en train de lire l’un de mes bouquins. La probabilité d’un tel événement est, qui plus est, proportionnelle à mes chiffres de vente, c’est-à-dire statistiquement nulle. Or, ce comédien était réellement absorbé par la lecture de mon dernier roman et -j’ai un peu honte d’en faire l’aveu- ce hasard m’a sans doute causé l’une des plus belles émotions de mon existence. Comme je l’avais entendu confier au patron du bar, quelques temps auparavant, ses déboires d’acteur au chômage, je n’ai pas hésité à distraire son attention, m’arrangeant pour faire sa connaissance en lui parlant théâtre. C’était un garçon réellement ouvert et sympathique et il ne m’en a pas du tout voulu de l’obliger à interrompre ainsi sa lecture. Il m’a avoué qu’étant le plus souvent sans aucun rôle, il comblait de cette façon ses loisirs forcés. Et de fil en aiguille, nous avons évoqué ce polar dans lequel il était plongé, mon polar. Il m’en a parlé avec une fougue et un enthousiasme assez extraordinaires. En raison du nom de l’auteur, il imaginait que Benjamin Kiev était, tout comme lui, d’origine ukrainienne. Sur ce point, je ne le détrompais pas. Et il m’a confié qu’il avait aussi avalé d’une traite les trois précédents polars de cet auteur et qu’il n’avait jamais rien lu d’aussi fort. La situation était assez troublante : ce type parlait de moi sans savoir que c’était moi. Tout de suite, je l’ai trouvé fin, subtil et d’une intelligence nettement au-dessus du commun. Je me suis fait la réflexion qu’il était de ces rares élus qui, bien que ne semblant pas sortir de l’ordinaire, devancent leur époque par la grâce d’une intuition supérieure. Je lui ai promis d’aller un soir le voir sur scène. Il m’a avoué que lui aussi écrivait, essentiellement des poèmes. Quand, quelques temps plus tard, il me les a donnés à lire, j’ai fait preuve d’une indulgence de bon aloi. Ça ne cassait pas trois pattes à un caneton mais, après tout, on peut avoir un jugement très sûr en tant que lecteur sans pour autant posséder soi-même un talent de plume.
Si j’évoque ce comédien -il se nommait Melchior Rimsky- avec qui je m’étais lié sans qu’il ne sache rien de mes motivations secrètes, c’est à cause d’une visite de Bariossa peu de jours avant la sortie de mon cinquième opus. Depuis que nous nous connaissions, c’était seulement la seconde fois que mon éditeur se déplaçait de lui-même pour me voir, la première s’étant produite le lendemain de son agression sur les quais de la Seine. Cette visite a suscité chez moi quelques craintes, malheureusement vite justifiées. Après les salutations d’usage, il est entré dans le vif du sujet.
- Un animateur télé, m’a-t-il dit, voudrait t’inviter dans son émission « Dévoilement littéraire ». Il fait une « spéciale polar » pour laquelle il recherche des romanciers comme toi, qui refusent toute médiatisation. C’est une émission en direct dont la date de diffusion correspond pile poil à la sortie de ton cinquième bouquin. Je connais tes réticences pour ce genre de sauteries mais je ne te cache pas que je souhaiterais vivement que tu y participes.
- Je pensais pourtant avoir été clair. Il n’est pas question que qui que ce soit sache que je suis Benjamin Kiev.
- Tes raisons sont certainement louables, a fait Bariossa un rien caustique, mais encore faudrait-il que quelqu’un sache que Benjamin Kiev existe. Tes ventes culminent à moins d’une cinquantaine d’exemplaires. Le gros du tirage, c’est le service de presse.
- Mon travail se déploie sur le long terme, à l’inverse de tous ces auteurs dont les œuvrettes sont aussi vite lues qu’oubliées.
- C’est là l’argument classique de ceux qui ne vendent rien. Hélas, mes affaires ne sont plus aussi florissantes. Je n’oublie pas que je te dois beaucoup mais franchement, je te l’ai bien rendu, non ? Alors je vais être honnête avec toi : si tu me refuses ça, il n’y aura pas de cinquième polar édité au sein de ma maison. Je pilonne tout et je te rends tes droits. Donne-moi vite ta réponse. Je te laisse jusqu’à demain pour réfléchir.
Il ne s’est pas attardé plus longtemps, ne jetant pas même un regard vers ma table de travail.
C’est drôle, me suis-je dit avec un sentiment de mépris après qu’il ait fermé ma porte, on croit toujours avoir affaire à un éditeur. Au final, on a affaire à un marchand.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et ce n’est qu’au petit matin que l’idée m’est venue, en pensant à Melchior Rimsky, le plus fervent de mes lecteurs. Fallait-il que je sois un sacré façonneur d’histoires pour avoir des intuitions aussi géniales. J’ai, dès neuf heures à l’ouverture de ses bureaux, téléphoné à Bariossa et je lui ai dit que je pensais avoir trouvé une solution, un truc qui mettrait Benjamin Kiev en lumière mais sans que je fusse moi-même obligé de me dévoiler. Pour l’émission, ai-je expliqué, un acteur va prendre ma place. Et il se trouve que j’en connais justement un, passionné par mon œuvre.
En m’entendant prétendre que quelqu’un se passionnait pour mon œuvre, Bariossa a vaguement tiqué. Il m’a tout de suite soupçonné de le promener. Toujours est-il qu’il a trouvé l’idée intéressante.
- On ne révélera l’imposture que plus tard, ai-je ajouté. Cela passera pour un pied de nez de Benjamin Kiev aux médias. Ce sera une bonne leçon à tous ces m’as-tu-vu papillonnant sous les projos et dont la vanité s’accompagne d’une profonde médiocrité d’être.
- Mais tu prétends que ce comédien connaît tes polars ?
- Autant que moi. Par contre, il ignore que je suis Benjamin Kiev. Ne lui en dites rien. J’ai ses coordonnées, il vous suffit de l’appeler. Il a besoin d’argent et je suis à peu près sûr qu’il va marcher dans notre combine.
Au risque de décevoir tous ceux qui rêveraient de me placer sur le même dérisoire pied d’égalité que mes prétendus collègues, sachez que le soir de l’émission, je me suis refusé à la regarder. A l’issue de sa diffusion, je n’ai pas davantage cherché à glaner des infos sur le net. Mon intégrité était à cent coudées de ces bas-fonds narcissiques. Cependant, le lendemain, je m’attendais -expectative assez légitime- à un coup de fil de Bariossa. Mon téléphone n’a pas bronché. Et les jours suivants, pas davantage. J’aurais pu appeler moi-même mon éditeur mais je ne voulais pas être soupçonné d’attacher la moindre importance à ce misérable soufflet médiatique. En réalité, seule la perspective du démenti me faisait vibrer et, même si ni Bariossa ni moi-même n’en avions parlé, une quinzaine de jours me semblait, concernant l’imposture, le laps de temps maximum durant lequel mon lectorat pouvait être laissé dans l’ignorance. J’envisageais cela sous la forme d’un bref communiqué, neutre et froid, qui serait comme une dégelé à la face de tous ces petits marquis du monde parisiano-littéraire. Pour être exact, ce qui a anticipé ma sortie du bois une semaine après la diffusion, c’est lorsque j’ai entendu, dans la supérette de mon quartier, deux ménagères prononcer le nom de Benjamin Kiev. Je me suis cru victime d’une hallucination auditive liée à la fatigue nerveuse. En effet, il est très rare que des badauds évoquent un écrivain. Des chanteurs, des acteurs, des animateurs télé soit, un écrivain, quasiment jamais. Je ne voulais pas y attacher trop d’importance mais l’après-midi même, en passant devant la vitrine d’un libraire, je suis tombé sur la photo de Melchior Rimsky exposée avec mon livre tout à côté. J’ai commencé à ressentir un léger trouble. Une aussi prompte et manifeste réactivité des médias me semblait incroyable. La bouffonnerie que nous avions montée, Bariossa et moi, prenait trop d’ampleur. Du coup, de retour à mon studio, je me suis greffé au téléphone, tentant de le joindre par trois fois. Sa ligne était sans cesse occupée. Qu’à cela ne tienne, quittant mon sous-sol, j’ai attrapé un bus pour me rendre directement dans ses locaux. Bariossa m’a reçu sans grande chaleur. Il venait de raccrocher et, comme je m’apprêtais à aborder l’objet de ma visite, il a reçu un nouvel appel. Il a pris la communication et j’ai vite deviné qu’un journaleux au bout du fil lui parlait de moi, enfin je veux dire, de… Benjamin Kiev. C’était une demande d’interview qu’à ma grande surprise Bariossa a accepté pour Melchior au début de la semaine suivante. À peine a-t-il reposé le combiné que, sans préalable, je lui ai posé la question.
- Quand passe-t-on le démenti ?
- Le démenti ?
- Oui, l’annonce comme quoi il y a eu imposture.
Bariossa a commencé par jouer avec son stylo en inspirant par à-coups. Son visage faisait de petites grimaces étranges et sa chaise s’est mise à grincer. Il était psychologiquement ailleurs.
- Ecoute, m’a-t-il dit, il faudrait que tu voies les chiffres, c’est assez inouï.
- Inouï ?
- C’est le mot. Heureusement que j’avais anticipé pour la distribution. À mon avis, il serait déraisonnable de briser une telle dynamique.
Et, pour me convaincre, il m’a donné les chiffres. C’était en effet assez inouï. Quand on fait plusieurs milliers de fois la culbute, on entre dans un autre monde.
- Ton idée, a poursuivi Bariossa, c’était de l’or. Comment n’y ai-je pas pensé moi-même ? Je suppose que tu as vu l’émission ?
- Je ne regarde pas ces futilités, ai-je répondu avec morgue, mais que ce genre de raout fasse vendre, quoi de plus prévisible ! Il ne s’agit là que de la preuve par l’absurde du pitoyable pouvoir des médias !
- Bien sûr, bien sûr, a marmonné Bariossa toujours un peu grimaçant, mais il n’y a pas que ça. Il faudrait que tu te rendes compte par toi-même. Si tu me permets de te parler franchement, il est extraordinaire.
- Qui est extraordinaire ? ai-je demandé.
- Benjamin Kiev… enfin, je veux dire… ton ami Melchior. Il est réellement fabuleux. J’ai pour lui d’incessantes demandes d’interview. Je n’ai jamais eu ça pour aucun autre de mes auteurs.
Comme je n’arrivais pas à comprendre en quoi ce Melchior Rimsky -que j’étais loin de considérer comme un ami- pouvait être extraordinaire, Bariossa a recherché directement sur le net le replay de l’émission. Après qu’il m’a demandé d’approcher, nous l’avons tous deux visionné sur l’écran de son ordi. Au début, générique niaiseux puis habillage classique des talk-shows littéraires avec ce petit parfum de naphtaline propre au genre. L’animateur, brushing fadasse et dents carrelées, a commencé par présenter les deux premiers auteurs, aussi transparents et prétentieux l’un que l’autre. Puis il s’est tourné vers « Benjamin Kiev ». Lorsque la caméra a cadré Melchior, avant même qu’il ne parle, j’ai senti chez lui, ne serait-ce qu’à travers son maintien, le comédien viscéralement habité par son rôle. Il était, à l’inverse des deux autres invités, l’incarnation même de l’idée qu’on pouvait se faire d’un auteur de polar. Et quand il s’est mis à répondre aux questions, il m’a été quasiment impossible de ne pas adhérer. D’ailleurs, l’animateur a dû d’instinct sentir le « bon client » car il ne s’est plus réellement intéressé aux autres invités. Melchior semblait attirer à lui toute la lumière et j’avais le sentiment que, par ses mots et ses gestes, cette lumière, il la réfléchissait sur mes livres, leur conférant un éclat puissant et désirable. Tout en s’avouant inapte à en parler -il en était, disait-il, parfaitement incapable- il évoquait mes polars avec mystère, mettant certains détails en relief, en inventant d’autres, toujours inattendus et baroques, truffés d’harmoniques intimes qui prouvaient que chez lui, vie et œuvre se confondaient. Et, cerise sur le gâteau, il avait ce petit accent, dû à ses origines slaves, qui le faisait nettement plus écrivain que moi. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait pris ce pseudo, il a même répondu que c’était un hommage à sa ville natale. Car -que ce soit vrai ou non, comment ne pas le croire ?- il prétendait être né à Kiev. Il a aussi déclaré avec raison qu’il était comédien mais que l’écriture était son violon d’Ingres, son jardin secret. De fait, tout ce qui sortait de sa bouche sonnait juste. Et il l’exprimait avec ce léger décalage, cette petite gêne si pleine de charme qui semblait la marque même du véritable écrivain, de l’auteur de génie dont le monde intérieur, par sa richesse, surplombe et déprécie, voire atomise notre vulgaire vie commune à tous. D’ailleurs, grâce à lui, j’avais l’impression de redécouvrir mon oeuvre et, à l’écouter, je n’avais qu’une hâte, c’était de me relire. Pour tout dire, il était Benjamin Kiev mais en mieux.
- Maintenant, tu comprends, m’a dit Bariossa, pourquoi je désire laisser ça mariner encore quelques temps. De toute façon, où est l’urgence ? On passera le démenti plus tard. Que dirais-tu si on le faisait à la date de sortie de ton prochain bouquin ?
La proposition était absurde. Mon prochain bouquin, je ne l’avais pas encore commencé. De toute évidence, une grossière manœuvre de Bariossa pour renvoyer aux calendes la révélation de l’imposture. J’aurais dû refuser net mais j’étais si marqué par la prestation télévisée de Melchior que je n’ai su quoi répondre. Je me suis contenté de dodeliner de la tête comme un brave toutou écrasé. Bariossa m’a raccompagné jusqu’à la porte comme s’il me congédiait et je suis rentré chez moi avec un sentiment de dépossession étrange. Je déambulais à côté de mes pompes. Dans mon entresol, j’ai allumé mon pc et tapé sur un moteur de recherche -chose que je m’étais interdite depuis la diffusion de l’émission- le nom de Benjamin Kiev. Partout, les occurrences avaient explosé et les avis sur son œuvre étaient légion. Ce qui m’a un peu soulagé, c’est que, sur les grands sites des médias, les critiques -car ils m’avaient tous lu cette fois-ci- descendaient en flamme mon cinquième polar. Au moins, grâce à eux, on en revenait à une classique et rassurante normalité. Cependant, en dépit de leurs jugements suintant le mépris et la suffisance -mais que pouvait-on attendre de plus de ces moutons appointés ?- chez les libraires en ligne, non seulement mon dernier bouquin était dans le classement de tête des meilleures ventes mais même mes précédents ouvrages flirtaient avec les premières places.
Le lendemain soir, j’ai décidé de mon propre chef de me plonger dans la rédaction de mon sixième opus. Ce choix n’émanait pas, comme à tort on aurait pu le croire, de la suggestion de Bariossa mais, pour être exact, d’une idée proprement renversante qui, en fin de journée, m’avait carbonisé l’esprit. En effet, pourquoi ne pas, m’étais-je dit, aborder dans mon nouveau polar, de façon fine et subreptice, la question de l’imposture littéraire ? C’était là un projet hardi. Quelle meilleure façon, toute ironique de surcroît, de montrer à mes lecteurs l’étendue de ma palette et de leur faire sentir, derrière le Kiev de façade, inauthentique et si futilement télégénique, un Kiev inconnu, autre et bien plus fascinant. En rentrant du travail, je me suis donc mis à la tâche avec enthousiasme. Je me sentais dans un état de si impérieuse urgence qu’aucune force au monde n’aurait pu s’opposer à ma fièvre. Mes doigts tremblaient d’excitation au-dessus de mon clavier. Je me suis lancé avec dévoration dans l’exploration de mon univers intime. Ca a commencé par des images d’une extraordinaire rutilance, des formules pleines de sève, gorgées de créativité. J’étais en lévitation. Avec ce que je produisais là, dans le ciel littéraire était en train de se dessiner, telle une césure éblouissante, un « avant » et un « après » Benjamin Kiev. Dans un état d’halètement fébrile, comme si mon texte m’était soufflé à l’oreille, j’ai écrit toute la soirée avant que la fatigue ne me gagne. En lâchant mon clavier vers deux heures du matin, j’étais un auteur heureux et repu. L’instant était sans doute venu pour moi d’apprécier, à travers une exquise relecture, l’immensité de mon génie. Je me réjouissais à l’avance de réexplorer la voie périlleuse et verticale dans laquelle je m’étais si vaillamment engagé. Je me suis donc replongé, les yeux caressant les mots, dans ce magnifique premier jet. Et c’est là que peu à peu, au fur et à mesure que je progressais de ligne en ligne, parcourant mes fioritures de phrases, c’est là, dis-je, que j’ai compris que j’avais rarement produit texte plus médiocre. Ma transe scripturale avait pris la forme métaphorique d’un soufflet crevé. Rien d’original ni de vraiment construit n’avait émergé de mon imaginaire. Ma cervelle, se payant de mots, avait pendant des heures tourné à vide tel un moulin à prière.
Les soirs suivants, je me suis calé à mon pc avec la même rage, la même fureur mais sans davantage de résultat. Ce que je pondais se révélait au final creux et sans force. Je ne percevais, à me relire, que la prosaïque matérialité de mon écriture dont les mots, sonores et clinquants, semblaient s’être vidés de tout contenu. J’avais beau façonner des incipit par batterie, m’éreinter sur des esquisses fictionnelles, j’arrivais à ne produire que des lambeaux de phrases. Après plusieurs jours de ce régime douloureux, j’ai décidé de poser auprès de mon employeur mes reliquats de congé, à savoir quatre semaines pleines et entières. Cela me donnerait la possibilité de retrouver le fil, de m’atteler sérieusement à ma tâche. Il me fallait me ressourcer au plus près dans une vraie communion avec la toute puissance du Verbe. J’ai fait un plein de victuailles -essentiellement des conserves- et je me suis littéralement emmuré chez moi, tirant les rideaux, verrouillant ma porte et débranchant téléphone et connexion internet. J’étais obsédé par l’idée d’aborder le thème de l’imposture littéraire, mais plus je m’acharnais sur cette question, plus j’étais dans le brouillard. À la fin de la deuxième semaine, j’ai néanmoins décidé de changer d’angle, peu importe, et d’explorer d’autres thématiques. Mais aucun sujet ne me faisait vibrer et j’en revenais toujours à celui de l’imposture que je triturais pour en définitive sombrer dans un cruel marasme. À l’issue de ces quatre semaines, je me suis rendu compte que je n’avais rien élaboré sinon quelques ersatz de brouillons sans queue ni tête, indignes de ma plume. Tout ce qui jusqu’alors avait fait ma spécificité d’auteur avait bel et bien disparu. Où donc à présent se terrait l’immense écrivain en moi ? Dépité, la veille de reprendre le travail, je me suis reconnecté au net pour me ventiler l’âme. À un moment, je n’ai pas pu m’empêcher de taper mon pseudo sur un moteur de recherche, histoire de prendre quelques nouvelles de ma doublure. Et c’est là que j’ai lu sur plusieurs sites une info selon laquelle le prochain « Benjamin Kiev » était annoncé pour l’automne. J’étais catastrophé. Comment Bariossa avait-il pu passer un tel communiqué sans me consulter ? C’était pure folie. Au lieu de lui téléphoner, je me suis rendu directement dans ses locaux. Sa secrétaire m’a fait patienter et j’ai cru un moment qu’il ne souhaitait pas me recevoir. Mais il est enfin venu me chercher dans l’antichambre d’entrée.
- Que devenais-tu ? m’a-t-il demandé en fermant soigneusement derrière nous la porte de son bureau. Je n’avais plus de nouvelles de toi. J’ai essayé de te contacter à plusieurs reprises.
Je doutais de sa sincérité mais je n’ai pas voulu creuser. Mon désarroi était d’un tout autre jus.
- Il m’arrive une tuile terrible, lui ai-je avoué sans préambule en m’asseyant, un drame intérieur auquel je ne m’attendais pas : depuis que Melchior Rimsky a pris ma place, ma veine créatrice s’est littéralement tarie. Je crois que, pour que je puisse écrire, un complet anonymat était pour moi essentiel.
- Et en quoi ne l’est-il pas ? Personne ne sait que tu es Benjamin Kiev, m’a lancé Bariossa avec une certaine distance.
- C’est vrai. Mais aux yeux du public, j’ai un visage, une voix, une personnalité. Or, cet incognito dont je vous parle devait à peine faire trace. Pour moi, c’était là quelque chose de vital.
- Tu ne crois pas que tu te fais des nœuds pour rien ?
- Absolument pas. C’est pourquoi il me semble nécessaire à présent de lever l’imposture. Sinon, c’en est fini de mon œuvre : Benjamin Kiev n’écrira plus une ligne.
Je m’attendais à ce que Bariossa soit lui-même catastrophé par cette annonce. Il est resté parfaitement coi et même, presque badin et songeur.
- Que tu ne parviennes plus à écrire, a-t-il marmonné, cela n’a plus grande d’importance.
- Plus grande importance !
- Oui. Enfin, tu peux essayer de continuer si tu veux. Je ne t’interdis rien. Mais vois-tu, depuis ta dernière visite, la situation a beaucoup changé. Figure-toi que ton ami comédien s’est pris lui aussi au jeu de l’écriture de polar. Au début, c’était simplement pour entrer dans son rôle, sentir son personnage de l’intérieur, il ne poursuivait pas d’autres buts, mais il se trouve qu’en quelques semaines -et cela malgré un agenda média très serré- il est parvenu à produire un texte de fiction qui, à mon avis, rivalise avec ce qui s’écrit de mieux actuellement en matière de roman noir. À la lecture de son manuscrit, j’en ai à peine cru mes yeux. Pour résumer, je dirais qu’il écrit à ta manière mais -surtout, ne le prends pas mal- avec une espèce de charme indéfinissable en plus.
- Il ne peut tout de même pas signer ses propres textes sous mon pseudo !
- Je ne vois pas pourquoi il se l’interdirait. Aux yeux du public, c’est quand même lui Benjamin Kiev.
- Peut-être mais vous, vous n’ignorez pas que c’est faux et que je suis le seul et unique Benjamin Kiev ! ai-je réagi, la voix toute chevrotante.
- À l’origine, c’est vrai, tu l’étais, a admis Bariossa. Mais tu sais comment parfois les choses évoluent. Et je ne vais pas te sortir la fameuse formule : quand la fiction dépasse la réalité, privilégier la…
- Non, l’ai-je coupé, d’un ton où se mêlaient hargne et douleur intime, inutile de me la sortir.
J’ai vaguement inspiré avant de rebondir.
- Mais lui, Melchior Rimsky, sait parfaitement bien qu’il n’est pas Benjamin Kiev. Il pourrait s’inquiéter de se retrouver un jour devant celui dont il a usurpé l’identité.
- C’est curieux que tu soulèves cette question, a remarqué Bariossa avec un embarras un poil agacé, car c’est justement là un détail auquel lui et moi avons plus d’une fois réfléchi.
- Ah ! ai-je dit, sentant fleurir dans ma poitrine un début de soulagement, au moins Melchior, lui, ça l’inquiète. Il est bien conscient qu’il n’est qu’une doublure et que l’authentique Kiev peut surgir dans son existence d’un moment à l’autre.
- En fait, non, ça ne l’inquiète plus vraiment. Il était inquiet mais je suis parvenu à le rassurer.
- Et de quelle façon ?! ai-je vomi d’un ton virant à l’agressivité.
- Tu veux peut-être boire quelque chose ?
- Non, rien ! Je veux d’abord que vous m’expliquiez !
- Bon, je souhaitais t’en parler avant, a mollement articulé Bariossa, mais, je te l’ai dit, tu n’étais pas joignable. Si bien qu’il a fallu que cette décision, je la prenne seul. Ça n’a pas été facile, crois-moi, mais elle est tout à ton avantage. Voilà, pour lever les scrupules de ton ami, je lui ai simplement raconté que le vrai Benjamin Kiev s’était… enfin, comment dire, avait… avait décidé de… de mettre fin à ses jours.
- De… de mettre fin à ses jours ?!
- Oui, enfin, peu importe, tout ça n’est que fiction… Mais surtout, je lui ai précisé que la dernière volonté du véritable Kiev, c’est que quelqu’un poursuive son œuvre afin que l’usurpation d’identité soit à jamais ignorée.
J’ai eu sur l’instant le sentiment que le bureau où nous nous trouvions donnait de la gîte. Mes jambes et ma mâchoire tremblotaient de concert. Mes mains s’étaient agrippées aux bras du fauteuil.
- Mais comment avez-vous pu avancer une chose pareille !
- Évidemment, je comptais t’en toucher deux mots. En tout cas, ton ami Melchior est un garçon d’une honnêteté remarquable. C’est même ce qui me chagrine le plus car ses scrupules vont avoir une incidence directe sur mon chiffre. Figure-toi qu’il a accepté d’endosser cette identité mais à condition que les cinq polars écrits de ta main soient rapidement retirés du commerce. D’un point de vue éthique, il ne s’imagine pas, sur le long terme, endosser la paternité de livres qu’il n’a pas lui-même écrits. Avoue que c’est là de sa part une décision très honorable.
- Mais dans ce cas, je vais perdre toute existence éditoriale !
- Te concernant, l’expression est peut-être un peu excessive, non ? Mais sois sans inquiétude, je te réserve un petit pourcentage sur les ventes. Je n’ignore pas que tu es l’inventeur du personnage de Benjamin Kiev et tu n’auras pas affaire à un ingrat. D’ailleurs, avec ce que Melchior est appelé à produire, il se peut que tu puisses vivre de tes rentes. Ne prends pas en mal ce que je vais te dire mais, si tu veux mon humble avis, Benjamin Kiev n’a plus besoin de toi pour exister.
- Mais je suis Benjamin Kiev ! ai-je ânonné sans grande force une dernière fois.
Bariossa a levé les yeux sur moi, me fixant avec commisération et lassitude.
- Tu sais, dorénavant, parmi les écrivains –je ne parle pas de toi, hein- beaucoup de petits maîtres mineurs et mythomanes caresseront ce rêve d’être Benjamin Kiev.
En quittant Bariossa, j’avais l’impression qu’on m’avait vandalisé l’âme. J’étais en plein chaos. Mais comment hurler à la face du monde la vérité ? Il aurait fallu pour cela que je me dévoile, et à quoi pouvait prétendre un type à présent dans l’incapacité d’écrire. Quant à une accusation anonyme, rien ne pouvait être plus grotesque et sans portée. Coupant les ponts avec tout le monde, j’ai ruminé ça plusieurs semaines. Une sorte de remâchage en vase clos qui, me rongeant le cœur, se substituait à mes nuits d’écriture. Ce n’est que deux mois plus tard que j’ai découvert dans la vitrine d’une librairie mon sixième opus en exposition. Il venait tout juste de paraître. J’aurais pu m’éloigner de ce lieu maudit, mais non, je n’ai pu m’empêcher de passer le seuil du magasin. Il y avait des piles d’exemplaires du nouveau Kiev sur une table et, d’un geste douloureux, j’en ai pris un et me suis aussitôt rendu à la caisse. Les trois clients devant moi avaient également le nouveau Kiev à la main, à croire qu’il n’y avait que cet ouvrage en vente dans toute la librairie et que le reste n’était que trompe-l’œil. En le payant, je me suis surpris à rougir comme si mes motivations étaient à la fois visibles pour chacun et trop honteuses et, rendu dehors, je ne l’ai pas sorti du sac. Je suis rapidement rentré chez moi, dans mon sous-sol. J’ai verrouillé ma porte, tiré les rideaux puis, à moitié recroquevillé dans mon fauteuil, j’ai ouvert l’ouvrage avec la plus fébrile des impatiences. Et là, il m’a suffi de lire une page du nouveau Kiev pour comprendre que c’était bon. C’était même très bon. C’était bien meilleur que ce que j’aurais été amené à écrire si j’avais pu continuer. Melchior Rimsky avait le truc et même un peu plus que le truc. Il avait ce don, cette grâce d’écriture que, quels que fussent mes efforts, à peu près sûrement, je ne pourrais jamais atteindre. De plus, lui aussi évoquait dans son livre, comme par clin d’œil, la question de l’imposture. Mais d’une façon beaucoup plus fine que je n’aurais su -si j’avais pu- le faire. Il jouait en virtuose sur plusieurs niveaux de lecture. Après avoir lu quelques pages, je suis allé sur le net voir ce que critiques et blogueurs en pensaient. Le polar était unanimement salué. Pour certains, il y avait eu bien plus qu’un saut qualitatif. A l’inverse de ce qui se produit habituellement, écrivait l’un des critiques, c’est au moment même où Benjamin Kiev devient médiatiquement connu qu’il donne enfin la pleine mesure de son talent. D’autres auteurs s’étiolent et s’affadissent sous les feux de la notoriété, Kiev au contraire a su transfigurer son écriture. Son dernier roman est une véritable petite perle stylistique et fictionnelle qu’aucun de ses précédents ouvrages -que d’ailleurs aujourd’hui il renie avec beaucoup de panache- ne pouvait laisser présager.
J’ai lu le roman in extenso, espérant y déceler des faiblesses de conception ou d’écriture. Mais c’était d’une justesse extraordinaire. La structure magnifiait le style. Certains de ses personnages deviendraient un jour des archétypes et, par la grâce de sa créativité visionnaire, Kiev enrichissait l’imaginaire humain. Alors, les jours suivants, j’ai relu à plusieurs reprises l’ouvrage avec des moments de rage, d’autres de dépit et même de souffrances. Devant mon miroir, je me figurais sur un plateau télé, interviewé par des journalistes. Et je prenais les intonations de voix de Melchior, une vague pointe d’accent slave, alors qu’il n’y a pas moins slave que moi. Je singeais sa gestuelle, ses tics, sa façon tellement fine et juste de répondre. Quelqu’un qui écrivait ainsi ne pouvait se comporter et s’exprimer que de cette manière-là. Ma vision des choses, je voulais la caler sur la sienne, je voulais respirer comme lui et, à force de simulacres, humer le monde à travers sa si profonde et authentique sensibilité. De Benjamin Kiev, je me sentais devenu la pâle doublure, le clone grotesque et occulte.
À partir de ces premières lectures, sombres et pleines de douleurs, où l’univers de Benjamin Kiev avait déflagré en moi, je crois que je suis entré dans un autre monde, un monde de grisaille, sans perspective. L’écriture m’était devenue une chimère à laquelle il valait mieux que je renonce. A quoi bon m’échiner à produire quoi que ce fût, Kiev n’avait-il pas commis le polar magistral et définitif que j’aurais rêvé d’écrire ? Désœuvré par mon soudain manque d’horizon personnel, mes loisirs consistaient à me rendre quasi incognito dans les manifestions littéraires où Melchior Rimsky était annoncé. Peut-être cherchais-je à capter quelques fines étincelles de son aura. Afin de n’être pas identifiable, je me grimais légèrement mais très peu pour tout dire, car, des hauteurs d’où à présent il observait le monde, comment aurait-il pu se souvenir d’un type tel que moi ? D’ailleurs, depuis qu’il avait pris l’identité de Benjamin Kiev, je n’avais pas une seule fois croisé ses pas dans ce bar que nous fréquentions l’un et l’autre. Sans doute était-ce mieux. J’avais en effet la claire intuition que sa présence, si irradiante et en surplomb, aurait eu le pouvoir de m’anéantir. Cela n’avait rien d’une lubie car, en vérité, je redoutais réellement, en cas de rencontre, un anéantissement de ma personne. C’est pourquoi, confiné dans mes moisissures intérieures, j’ai peu à peu été envahi par un fantasme assez étrange et un brin simiesque : je voulais, moi aussi, avoir le pouvoir de l’anéantir.
Il se trouve que je possède un vieux Mauser, qui a appartenu à mon grand-père paternel, un Mauser en parfait état de marche, huilé, ainsi que des cartouches pour l’alimenter. Eh bien, afin d’être en situation d’exercer ce pouvoir, je me rendais, comme si ce fut un rituel, cette arme nichée au plus profond de la doublure de mon manteau, à chacune des manifestations où était annoncé Benjamin Kiev. Mais d’entrée, soyons clair : mon but n’était nullement de l’assassiner, seulement d’être en situation, comme je l’ai dit, de pouvoir le faire.
Ce fantasme me jetait dans un tel état d’excitation que par moment je me surprenais en pleine érection. Il y avait bien sûr beaucoup d’inconscience à se promener hors de chez soi avec un Mauser chargé dans son manteau mais j’en acceptais le risque. Après la spoliation spirituelle dont j’avais été la victime, cette curieuse pratique me semblait légitime. Je comptais néanmoins très vite arrêter ce rituel -j’en mesurais trop bien l’incongruité- mais en apprenant que Benjamin Kiev allait dédicacer le week-end suivant au Salon du Livre, je n’ai pas su résister à l’ultime et turgescent plaisir de m’y rendre. En début d’après-midi, le samedi, j’ai donc pris le métro jusqu’à la porte de Versailles. Une foule bigarrée se pressait devant les entrées du parc d’exposition et j’ai pu aisément passer les contrôles. Je me suis rendu tout de suite au stand où devait dédicacer Benjamin Kiev. Il n’était pas encore là mais devant la table où il allait signer, on avait dressé des barrières : il faisait partie de ces rares écrivains dont on devait canaliser le flot des lecteurs. D’ailleurs, de fervents admirateurs l’attendaient déjà.
Je me suis tenu en retrait, guettant son arrivée. Serait-il aussi lumineux que les autres fois ? J’espérais que non. J’étais appuyé contre un des murs modulables délimitant les stands quand une porte invisible s’est ouverte dans mon dos, livrant passage à une attachée de presse -un véritable rêve de féminité- et une équipe télé. Comme je m’écartais pour les laisser passer, j’ai entendu une voix derrière moi.
- Eh bien, que deviens-tu, cher ami ?
Cette voix avait une pointe d’accent ukrainien qui donnait à l’appellation « cher ami » une familiarité douce et empathique.
Il était là, à quelques centimètres, comme s’il s’était matérialisé par magie sur le seuil, et j’ai eu un instant d’incrédulité en le découvrant si benoîtement accessible. Qu’il m’eût reconnu, cela m’a plongé dans un curieux état de sidération. J’ai empoigné, comme pour me rassurer, la crosse du Mauser, toujours dissimulé dans la doublure de mon manteau.
- Pour… Pourquoi ne m’avez-vous ja… Jamais dit, ai-je balbutié, que vous étiez Ben… Benjamin Kiev ?
- Goût de l’incognito, camarade, a-t-il répondu sans que le moindre trouble ne transparaisse dans sa voix. Mais il me semble qu’à l’époque on se tutoyait, non ?
Je m’en souvenais en effet mais maintenant, face au miracle de sa présence, j’en étais incapable.
L’équipe télé souhaitait faire quelques prises images avant le début officiel des signatures et l’attachée de presse s’est adressée à Melchior Rimsky d’une voix d’une suavité inimitable.
- Que dirais-tu, Benjamin, d’être filmé en train de dédicacer ton livre à quelqu’un ?
Melchior a acquiescé à la demande en m’invitant à approcher.
- Cette dédicace sera pour toi, mon ami, m’a-t-il lancé.
Il s’est installé derrière la table où s’entassaient des piles de son livre avant de sortir un stylo.
- C’est mon dernier roman, m’a-t-il dit. Je tiens à te l’offrir.
Incapable du moindre refus, je me suis avancé vers Kiev. Calé sur sa chaise, il rayonnait et je me sentais bien pâle comparé à ce qui émanait de sa personne.
Il a pris un exemplaire de son polar dont il a ouvert la page de garde.
- La dédicace, tu veux que je la mette à quel nom ?… Peut-être tout simplement au tien ?
- Non, ai-je répondu, il faut… Il faut la mettre au nom de… Au nom de Ben… Benjamin…
- Un ami à toi ? m’a demandé Melchior.
- Non, ce n’est pas un ami à moi, c’est moi, ai-je marmonné en sortant soudain l’arme que j’avais dans la doublure de mon manteau. Je suis… je suis… Ben… Benja… Benjam…
Mais je n’ai pas pu achever ma phrase. De ma bouche, rien ne sortait, rien n’était en mesure de sortir, c’était un trou béant.
Il s’est produit un mouvement d’effroi et de recul à l’entour. Le visage de Melchior s’est figé en me fixant. Mais malgré son trouble, il est resté grave et maître de lui-même, magnifiquement Kiev dans l’âme. À peine conscient de la confusion qui s’était instauré près du stand, je brandissais l’arme en tremblant, me convainquant qu’il était l’heure d’en finir. Mais sous l’œil de la caméra qui, pour la première fois de ma vie, me cadrait sans rien perdre de la scène, j’avais l’impression d’être aussi nu qu’un enfant. La mine gauche et stupide, la mâchoire salement distordue, j’ai cherché une direction vers où orienter le Mauser. Et, au lieu de le pointer vers Benjamin Kiev assis à sa table et qu’il m’aurait pourtant été aisé d’effacer de cette insupportable réalité, j’ai tourné directement le canon de l’arme vers mon visage. Je me sentais comme la vermine, le bâtard de son œuvre, réduit à une ombre et dans l’incapacité de lui porter atteinte. Si bien que très lentement, j’ai introduit le phallus métallique du Mauser dans ma bouche. J’étais en rut, plus excité qu’un cloporte. Une souillure visqueuse s’est répandue autour de mon entrejambe. Mon sphincter s’est relâché. Et tout en ayant soin de montrer à la caméra mon meilleur profil, j’ai appuyé sur la détente.
Depuis que je suis édité -car, c’est un fait avéré, je suis édité- je signe tous mes polars du pseudo de Benjamin Kiev, étant entendu qu’hormis mon éditeur, personne ne sait qui est Benjamin Kiev. En quatrième de couverture de mes livres, d’une sobriété impeccable, pas une photo ni la plus lapidaire esquisse biographique, pas même une date me situant dans le temps. Que cela dérange, peu m’importe, ma trajectoire intime n’est pas un fonds de commerce, seule l’œuvre se doit de faire écho. Cette propension pour l’anonymat, je l’ai longtemps cultivée, d’abord en ne dénichant aucun éditeur -force est de reconnaître que pour préserver son incognito, la méthode est plutôt efficace- et une fois que j’en eus trouvé un -car, redisons-le, j’en ai trouvé un- en développant une écriture que je qualifierais de foncièrement austère, se dérobant à toute séduction facile et dissuadant -à dessein- le lecteur de creuser plus avant. Aucun critique littéraire n’a d’ailleurs jamais senti la force et la singularité de l’œuvre de Benjamin Kiev. Les seuls comptes-rendus parus dans la presse se bornent, sur mes trois années d’ « exposition éditoriale », à de maigres entrefilets -jamais un article de fond- usant, pour évoquer mon univers, des mêmes lieux communs nullement argumentés : style ampoulé, intrigue faiblarde, personnages inconsistants. Ces jugements à l’emporte-pièce auraient jeté tout esprit faible dans le désespoir et la confusion. Moi pas. À aucun moment, cet aveuglement ne m’a meurtri. Que Benjamin Kiev soit incompris de ses contemporains, c’est là l’apanage des plus grands. Sans doute est-il condamné à rester un temps un génie inaperçu, ignoré de son époque et appelé à n’être découvert que bien plus tard, quand les fantoches médiatiques de l’heure auront sombré dans les oubliettes de l’histoire.
Du temps où je n’étais pas édité, où mon pseudonyme n’avait encore aucune existence -une époque où je me sentais nu et fragile, apeuré par le réel- je passais des heures sur les blogs, les réseaux sociaux, et je m’étais inscrit sur la plupart des forums de discussion évoquant le milieu éditorial. J’achetais -comme personne ne le fait plus- l’ensemble des revues littéraires encore en édition papier, même les plus confidentielles, et je lisais tous les potins, les rumeurs qui y circulaient, si bien que je connaissais les têtes de ceux que l’on nomme pompeusement « les acteurs de l’Édition ». Et non seulement je les connaissais de façon virtuelle, mais aussi réelle car je hantais ce sixième arrondissement, et particulièrement les cafés, brasseries et petits restaurants proches des lieux où œuvraient ces gens. Ainsi, accoudé au comptoir de l’une de ces brasseries, il m’arrivait parfois de surprendre la conversation d’un directeur de collection avec un responsable du marketing ou d’une secrétaire avec le coordinateur d’un quelconque comité de lecture. J’avais toujours une oreille qui traîne et -cela est très bizarre- en même temps que je les espionnais, je les méprisais.
J’en viens donc, puisqu’il le faut, à l’acte peut-être le moins glorieux mais le plus nécessaire à la venue au monde de Benjamin Kiev. En raison de cet acte, Benjamin Kiev est certainement l’un des rares écrivains à avoir vraiment choisi son éditeur. Lui et moi, si je peux m’exprimer ainsi, nous avions en effet jeté notre dévolu sur Arthur Bariossa, le patron des Editions Bariossa, une jeune maison montante qui venait de connaître un certain nombre de succès retentissants en littérature blanche. J’étais tombé sur un entretien en ligne dans lequel Bariossa expliquait qu’il projetait de créer une collection tournée vers le polar, collection qu’il baptiserait « Underground ». Je ne crois pas qu’il existe au monde de terme plus éculé pour évoquer la soi-disant élite bohème et pourtant, je l’avoue, ce vocable si roublard -« Underground »- m’a tout de suite fait rêver, il collait splendidement à mon image. C’est la raison pour laquelle, cette nuit-là, avant même d’avoir achevé la lecture de l’entretien, j’ai su au fond de moi-même que ce serait lui, Arthur Bariossa, l’éditeur de Benjamin Kiev.
J’ai commencé chaque soir après mon travail -j’ai un petit job administratif dans une société fiduciaire- par faire le guet autour de la maison d’édition de Bariossa -des heures et des heures de guet. J’avais remarqué qu’il quittait très tard ses locaux et qu’il aimait rentrer seul chez lui en prenant à pied par les quais, souvent inondables et inondés, de la Seine. En hiver, passé une certaine heure, ces quais sont déserts, très sombres par endroit, et cette configuration des lieux a été essentielle à l’élaboration de mon plan. J’avais en tête un scénario assez minutieux dont j’avais étudié chaque détail. Il me semblait sans faille et, après deux semaines de guets, un vendredi pour être précis, j’ai décidé de passer à l’action.
Ce soir-là, au lieu de filer Bariossa, j’ai, si je peux me permettre l’expression, anticipé ses us. Je me suis placé en embuscade sur un point précis de son trajet, derrière la pile d’un pont près duquel il passait quotidiennement. Je connaissais à présent suffisamment le bonhomme et ses rituels pour ne laisser aucune marge à l’improvisation. Comme il était essentiel pour moi de n’être pas identifié, je m’étais coiffé d’un bonnet et j’avais enfilé une vareuse sombre par-dessus mon blouson. J’avais aussi au fond de ma poche une bombe lacrymo achetée dans l’après-midi. J’ai attendu sous ce pont peut-être une quinzaine de minutes, curieusement calme et déterminé. Le temps était idéal, une légère bruine avec quelque chose de blafard dans l’air, pour tout dire une ambiance très polar. En apercevant, vers les vingt-trois heures, la silhouette de Bariossa se détachant dans la nuit, j’ai serré dans ma poche ma lacrymo et me suis mis en retrait, bien à l’ombre. Quand il est arrivé à ma hauteur, sans sortir de ma cache, j’ai brandi la bombe et l’ai aspergé d’un jet de gaz. Sa réaction a été celle que j’avais prévue. Aveuglé, il a commencé à tituber en tous sens, portant les mains à son visage. Fidèle à mon plan, j’ai enchaîné par une violente empoignade, comme si je cherchais à lui arracher son manteau et son portefeuille. Je suis parvenu, dans l’effervescence, à l’entraîner près de la berge. Alors, simulant un mouvement involontaire à fleur de quai, je lui ai, d’une dernière poussée, donné le coup de grâce. Aspiré en arrière, il a eu un cri de stupeur. Il a dérapé et chuté, après un long basculement, directement dans la Seine. Inutile de préciser qu’en cette saison, l’eau était glacée.
Sans attendre, je me suis éclipsé dans la nuit tel un voleur qui, ayant échoué dans sa tentative de vol, prend la fuite. Un éventuel témoin aurait pu penser que je disparaissais au loin mais en fait, une fois dans l’obscurité, j’ai retiré ma vareuse, je me suis débarrassé de mon bonnet -je comptais les récupérer plus tard- et j’ai jeté ma bombe lacrymo à l’eau. Puis, émergeant d’un coin de lumière situé à l’opposé de la direction de ma fuite supposée, je me suis précipité sur la berge comme si j’étais un simple badaud venu porté secours à la victime.
Bariossa se débattait dans l’eau froide où, rendu aveugle par la lacrymo et empêtré dans ses vêtements, il était sur le point de sombrer. J’ai sauté sur une barge à proximité, saisi une corde que j’avais déjà repérée et la lui ai lancée. Il a senti la corde sur son bras qu’il a réussi à saisir et je suis parvenu sans trop de mal à le ramener sur la berge.
Il était frigorifié et dans un état de panique extrême, il venait de voir la mort de près.
Je lui ai raconté que, de loin, j’avais vu un homme l’agresser et que j’étais accouru. J’avais évidemment préféré me porter à son secours plutôt que de poursuivre l’autre type qui m’avait tout l’air d’un marginal. Comme Bariossa grelottait dans ses vêtements mouillés, je lui ai offert mon blouson pour qu’il se réchauffe. Profitant de sa confusion, je lui ai expliqué que je n’avais pas trop le temps du fait d’un rendez-vous urgent et je l’ai quitté en lui laissant mon blouson. J’ai discrètement récupéré ma vareuse et mon bonnet que j’ai abandonnés dans un grand bac à détritus loin du lieu de mon forfait.
Mon attitude peut paraître incompréhensible mais c’est là en fait qu’on reconnaît l’auteur de polar, à savoir le gars qui a le sens de l’intrigue, car, dans mon blouson, il y avait mon portefeuille, c’est-à-dire mes papiers et mon adresse. C’était un risque à courir mais j’étais sûr que Bariossa viendrait rendre son blouson à l’homme qui lui avait si miraculeusement sauvé la vie.
Et, en effet, le lendemain, il s’est présenté chez moi.
J’habite dans le douzième arrondissement un studio en sous-sol qui est une sorte de trou à rats mais que je ne quitterais pour rien au monde. J’ai un lit, une armoire, une gazinière, un frigo et, mis à part ça, tout ce qui me reste n’est voué qu’à la littérature. Il est quasiment impossible de ne pas le remarquer. À côté d’une pile de manuscrits, de plusieurs dictionnaires et de mon ordi, j’ai même une vieille machine à écrire que je n’utilise plus mais qui fait tellement écrivain.
Lorsque j’ai ouvert à Bariossa, il a vu les manuscrits sur ma table et son œil de professionnel n’a pas tardé à comprendre à quel genre de gugusse il avait affaire. Après m’avoir rendu mon blouson et longuement remercié, il n’a pas manqué de m’interroger sur mon activité -j’avais peur qu’il n’en prenne pas l’initiative- et je lui ai dit que j’avais un job alimentaire sans grand intérêt mais qu’à mes yeux, là n’était pas l’essentiel. L’essentiel, ai-je lâché d’un grand geste théâtral en lui montrant ma table de travail, c’est ça. Il a levé les yeux vers mon fatras intérieur. J’écris des polars, ai-je continué, mais grands dieux, quel éditeur pourrait s’intéresser à un univers aussi original que le mien, très à la marge, souterrain, ai-je encore précisé, ce qu’il aurait pu interpréter comme un appel du pied s’il avait su que je connaissais et son activité et son projet de collection. Pendant un moment, je lui ai fait sentir, dans ma façon de présenter les choses, mon désarroi d’auteur ne parvenant pas à être édité. C’était un désarroi à la fois réel et simulé. Puis, incidemment, je lui ai demandé quelle était sa profession.
Il a senti qu’il ne pouvait pas se dérober. Ne lui avais-je pas sauvé la vie ? Il a mis un certain temps à me répondre en prenant en main l’un de mes manuscrits. Il l’a feuilleté rapidement -peut-être voulait-il vérifier mon niveau de français- et m’a appris ce que je savais déjà : qu’il était éditeur.
Dans les trois années qui ont suivi, Bariossa a fait paraître, sans broncher, quatre de mes polars dans sa collection « Underground ». J’ai l’impression qu’il était au départ plutôt rassuré que je prenne un pseudo et veuille garder un parfait anonymat. Dans son tableau comptable, je le soupçonnais d’avoir a priori classé ma production dans la seule colonne des pertes. Et, pour dire les choses franchement, je n’avais aucune idée de ce qu’il pensait de mes écrits ni même s’il m’avait lu. Mais, bizarrement, cela m’indifférait. En recevant le relevé de compte annuel des ventes, j’ai d’ailleurs pu vite vérifier qu’aucun de mes titres ne décollait, c’est-à-dire que, de mon premier à mon quatrième roman, tous ont quasiment été retournés par les libraires. J’aurais pu en concevoir du dépit. Eh bien, qu’on le croie ou non, j’en ai éprouvé au contraire une vive et très réelle satisfaction. Si je souhaitais tant bénéficier d’un contrat à compte d’éditeur, c’était pour répondre à deux désirs apparemment antagonistes : primo, m’assurer que, du fait de leur diffusion, les polars de Benjamin Kiev pouvaient être lus par le plus grand nombre ; deuzio, avoir le plaisir morose de constater qu’ils ne l’étaient pas. Je réalisais là mon rêve le plus cher : devenir, comme je l’ai dit plus haut, un génie inaperçu.
Mon époque était en train de magnifiquement me louper.
Lorsque je prétends que personne ne me lisait, ce n’est qu’en partie vrai. Je connaissais au moins un type passionné par mon œuvre, un acteur de théâtre, d’origine slave, qui vivait dans mon quartier. Une semaine après la publication de mon quatrième bouquin, je vais boire un café dans un bar tout proche de mon domicile et -je jure que je ne pipeaute pas- je surprends le bonhomme en train de lire fébrilement le dernier « Benjamin Kiev ». Normalement, pour beaucoup d’auteurs, un tel événement relève du pur fantasme. Ce que je veux dire, c’est que je pourrais prendre le métro pendant des siècles, du matin au soir sur toutes les lignes, jamais je ne tomberai sur un passager en train de lire l’un de mes bouquins. La probabilité d’un tel événement est, qui plus est, proportionnelle à mes chiffres de vente, c’est-à-dire statistiquement nulle. Or, ce comédien était réellement absorbé par la lecture de mon dernier roman et -j’ai un peu honte d’en faire l’aveu- ce hasard m’a sans doute causé l’une des plus belles émotions de mon existence. Comme je l’avais entendu confier au patron du bar, quelques temps auparavant, ses déboires d’acteur au chômage, je n’ai pas hésité à distraire son attention, m’arrangeant pour faire sa connaissance en lui parlant théâtre. C’était un garçon réellement ouvert et sympathique et il ne m’en a pas du tout voulu de l’obliger à interrompre ainsi sa lecture. Il m’a avoué qu’étant le plus souvent sans aucun rôle, il comblait de cette façon ses loisirs forcés. Et de fil en aiguille, nous avons évoqué ce polar dans lequel il était plongé, mon polar. Il m’en a parlé avec une fougue et un enthousiasme assez extraordinaires. En raison du nom de l’auteur, il imaginait que Benjamin Kiev était, tout comme lui, d’origine ukrainienne. Sur ce point, je ne le détrompais pas. Et il m’a confié qu’il avait aussi avalé d’une traite les trois précédents polars de cet auteur et qu’il n’avait jamais rien lu d’aussi fort. La situation était assez troublante : ce type parlait de moi sans savoir que c’était moi. Tout de suite, je l’ai trouvé fin, subtil et d’une intelligence nettement au-dessus du commun. Je me suis fait la réflexion qu’il était de ces rares élus qui, bien que ne semblant pas sortir de l’ordinaire, devancent leur époque par la grâce d’une intuition supérieure. Je lui ai promis d’aller un soir le voir sur scène. Il m’a avoué que lui aussi écrivait, essentiellement des poèmes. Quand, quelques temps plus tard, il me les a donnés à lire, j’ai fait preuve d’une indulgence de bon aloi. Ça ne cassait pas trois pattes à un caneton mais, après tout, on peut avoir un jugement très sûr en tant que lecteur sans pour autant posséder soi-même un talent de plume.
Si j’évoque ce comédien -il se nommait Melchior Rimsky- avec qui je m’étais lié sans qu’il ne sache rien de mes motivations secrètes, c’est à cause d’une visite de Bariossa peu de jours avant la sortie de mon cinquième opus. Depuis que nous nous connaissions, c’était seulement la seconde fois que mon éditeur se déplaçait de lui-même pour me voir, la première s’étant produite le lendemain de son agression sur les quais de la Seine. Cette visite a suscité chez moi quelques craintes, malheureusement vite justifiées. Après les salutations d’usage, il est entré dans le vif du sujet.
- Un animateur télé, m’a-t-il dit, voudrait t’inviter dans son émission « Dévoilement littéraire ». Il fait une « spéciale polar » pour laquelle il recherche des romanciers comme toi, qui refusent toute médiatisation. C’est une émission en direct dont la date de diffusion correspond pile poil à la sortie de ton cinquième bouquin. Je connais tes réticences pour ce genre de sauteries mais je ne te cache pas que je souhaiterais vivement que tu y participes.
- Je pensais pourtant avoir été clair. Il n’est pas question que qui que ce soit sache que je suis Benjamin Kiev.
- Tes raisons sont certainement louables, a fait Bariossa un rien caustique, mais encore faudrait-il que quelqu’un sache que Benjamin Kiev existe. Tes ventes culminent à moins d’une cinquantaine d’exemplaires. Le gros du tirage, c’est le service de presse.
- Mon travail se déploie sur le long terme, à l’inverse de tous ces auteurs dont les œuvrettes sont aussi vite lues qu’oubliées.
- C’est là l’argument classique de ceux qui ne vendent rien. Hélas, mes affaires ne sont plus aussi florissantes. Je n’oublie pas que je te dois beaucoup mais franchement, je te l’ai bien rendu, non ? Alors je vais être honnête avec toi : si tu me refuses ça, il n’y aura pas de cinquième polar édité au sein de ma maison. Je pilonne tout et je te rends tes droits. Donne-moi vite ta réponse. Je te laisse jusqu’à demain pour réfléchir.
Il ne s’est pas attardé plus longtemps, ne jetant pas même un regard vers ma table de travail.
C’est drôle, me suis-je dit avec un sentiment de mépris après qu’il ait fermé ma porte, on croit toujours avoir affaire à un éditeur. Au final, on a affaire à un marchand.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et ce n’est qu’au petit matin que l’idée m’est venue, en pensant à Melchior Rimsky, le plus fervent de mes lecteurs. Fallait-il que je sois un sacré façonneur d’histoires pour avoir des intuitions aussi géniales. J’ai, dès neuf heures à l’ouverture de ses bureaux, téléphoné à Bariossa et je lui ai dit que je pensais avoir trouvé une solution, un truc qui mettrait Benjamin Kiev en lumière mais sans que je fusse moi-même obligé de me dévoiler. Pour l’émission, ai-je expliqué, un acteur va prendre ma place. Et il se trouve que j’en connais justement un, passionné par mon œuvre.
En m’entendant prétendre que quelqu’un se passionnait pour mon œuvre, Bariossa a vaguement tiqué. Il m’a tout de suite soupçonné de le promener. Toujours est-il qu’il a trouvé l’idée intéressante.
- On ne révélera l’imposture que plus tard, ai-je ajouté. Cela passera pour un pied de nez de Benjamin Kiev aux médias. Ce sera une bonne leçon à tous ces m’as-tu-vu papillonnant sous les projos et dont la vanité s’accompagne d’une profonde médiocrité d’être.
- Mais tu prétends que ce comédien connaît tes polars ?
- Autant que moi. Par contre, il ignore que je suis Benjamin Kiev. Ne lui en dites rien. J’ai ses coordonnées, il vous suffit de l’appeler. Il a besoin d’argent et je suis à peu près sûr qu’il va marcher dans notre combine.
Au risque de décevoir tous ceux qui rêveraient de me placer sur le même dérisoire pied d’égalité que mes prétendus collègues, sachez que le soir de l’émission, je me suis refusé à la regarder. A l’issue de sa diffusion, je n’ai pas davantage cherché à glaner des infos sur le net. Mon intégrité était à cent coudées de ces bas-fonds narcissiques. Cependant, le lendemain, je m’attendais -expectative assez légitime- à un coup de fil de Bariossa. Mon téléphone n’a pas bronché. Et les jours suivants, pas davantage. J’aurais pu appeler moi-même mon éditeur mais je ne voulais pas être soupçonné d’attacher la moindre importance à ce misérable soufflet médiatique. En réalité, seule la perspective du démenti me faisait vibrer et, même si ni Bariossa ni moi-même n’en avions parlé, une quinzaine de jours me semblait, concernant l’imposture, le laps de temps maximum durant lequel mon lectorat pouvait être laissé dans l’ignorance. J’envisageais cela sous la forme d’un bref communiqué, neutre et froid, qui serait comme une dégelé à la face de tous ces petits marquis du monde parisiano-littéraire. Pour être exact, ce qui a anticipé ma sortie du bois une semaine après la diffusion, c’est lorsque j’ai entendu, dans la supérette de mon quartier, deux ménagères prononcer le nom de Benjamin Kiev. Je me suis cru victime d’une hallucination auditive liée à la fatigue nerveuse. En effet, il est très rare que des badauds évoquent un écrivain. Des chanteurs, des acteurs, des animateurs télé soit, un écrivain, quasiment jamais. Je ne voulais pas y attacher trop d’importance mais l’après-midi même, en passant devant la vitrine d’un libraire, je suis tombé sur la photo de Melchior Rimsky exposée avec mon livre tout à côté. J’ai commencé à ressentir un léger trouble. Une aussi prompte et manifeste réactivité des médias me semblait incroyable. La bouffonnerie que nous avions montée, Bariossa et moi, prenait trop d’ampleur. Du coup, de retour à mon studio, je me suis greffé au téléphone, tentant de le joindre par trois fois. Sa ligne était sans cesse occupée. Qu’à cela ne tienne, quittant mon sous-sol, j’ai attrapé un bus pour me rendre directement dans ses locaux. Bariossa m’a reçu sans grande chaleur. Il venait de raccrocher et, comme je m’apprêtais à aborder l’objet de ma visite, il a reçu un nouvel appel. Il a pris la communication et j’ai vite deviné qu’un journaleux au bout du fil lui parlait de moi, enfin je veux dire, de… Benjamin Kiev. C’était une demande d’interview qu’à ma grande surprise Bariossa a accepté pour Melchior au début de la semaine suivante. À peine a-t-il reposé le combiné que, sans préalable, je lui ai posé la question.
- Quand passe-t-on le démenti ?
- Le démenti ?
- Oui, l’annonce comme quoi il y a eu imposture.
Bariossa a commencé par jouer avec son stylo en inspirant par à-coups. Son visage faisait de petites grimaces étranges et sa chaise s’est mise à grincer. Il était psychologiquement ailleurs.
- Ecoute, m’a-t-il dit, il faudrait que tu voies les chiffres, c’est assez inouï.
- Inouï ?
- C’est le mot. Heureusement que j’avais anticipé pour la distribution. À mon avis, il serait déraisonnable de briser une telle dynamique.
Et, pour me convaincre, il m’a donné les chiffres. C’était en effet assez inouï. Quand on fait plusieurs milliers de fois la culbute, on entre dans un autre monde.
- Ton idée, a poursuivi Bariossa, c’était de l’or. Comment n’y ai-je pas pensé moi-même ? Je suppose que tu as vu l’émission ?
- Je ne regarde pas ces futilités, ai-je répondu avec morgue, mais que ce genre de raout fasse vendre, quoi de plus prévisible ! Il ne s’agit là que de la preuve par l’absurde du pitoyable pouvoir des médias !
- Bien sûr, bien sûr, a marmonné Bariossa toujours un peu grimaçant, mais il n’y a pas que ça. Il faudrait que tu te rendes compte par toi-même. Si tu me permets de te parler franchement, il est extraordinaire.
- Qui est extraordinaire ? ai-je demandé.
- Benjamin Kiev… enfin, je veux dire… ton ami Melchior. Il est réellement fabuleux. J’ai pour lui d’incessantes demandes d’interview. Je n’ai jamais eu ça pour aucun autre de mes auteurs.
Comme je n’arrivais pas à comprendre en quoi ce Melchior Rimsky -que j’étais loin de considérer comme un ami- pouvait être extraordinaire, Bariossa a recherché directement sur le net le replay de l’émission. Après qu’il m’a demandé d’approcher, nous l’avons tous deux visionné sur l’écran de son ordi. Au début, générique niaiseux puis habillage classique des talk-shows littéraires avec ce petit parfum de naphtaline propre au genre. L’animateur, brushing fadasse et dents carrelées, a commencé par présenter les deux premiers auteurs, aussi transparents et prétentieux l’un que l’autre. Puis il s’est tourné vers « Benjamin Kiev ». Lorsque la caméra a cadré Melchior, avant même qu’il ne parle, j’ai senti chez lui, ne serait-ce qu’à travers son maintien, le comédien viscéralement habité par son rôle. Il était, à l’inverse des deux autres invités, l’incarnation même de l’idée qu’on pouvait se faire d’un auteur de polar. Et quand il s’est mis à répondre aux questions, il m’a été quasiment impossible de ne pas adhérer. D’ailleurs, l’animateur a dû d’instinct sentir le « bon client » car il ne s’est plus réellement intéressé aux autres invités. Melchior semblait attirer à lui toute la lumière et j’avais le sentiment que, par ses mots et ses gestes, cette lumière, il la réfléchissait sur mes livres, leur conférant un éclat puissant et désirable. Tout en s’avouant inapte à en parler -il en était, disait-il, parfaitement incapable- il évoquait mes polars avec mystère, mettant certains détails en relief, en inventant d’autres, toujours inattendus et baroques, truffés d’harmoniques intimes qui prouvaient que chez lui, vie et œuvre se confondaient. Et, cerise sur le gâteau, il avait ce petit accent, dû à ses origines slaves, qui le faisait nettement plus écrivain que moi. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait pris ce pseudo, il a même répondu que c’était un hommage à sa ville natale. Car -que ce soit vrai ou non, comment ne pas le croire ?- il prétendait être né à Kiev. Il a aussi déclaré avec raison qu’il était comédien mais que l’écriture était son violon d’Ingres, son jardin secret. De fait, tout ce qui sortait de sa bouche sonnait juste. Et il l’exprimait avec ce léger décalage, cette petite gêne si pleine de charme qui semblait la marque même du véritable écrivain, de l’auteur de génie dont le monde intérieur, par sa richesse, surplombe et déprécie, voire atomise notre vulgaire vie commune à tous. D’ailleurs, grâce à lui, j’avais l’impression de redécouvrir mon oeuvre et, à l’écouter, je n’avais qu’une hâte, c’était de me relire. Pour tout dire, il était Benjamin Kiev mais en mieux.
- Maintenant, tu comprends, m’a dit Bariossa, pourquoi je désire laisser ça mariner encore quelques temps. De toute façon, où est l’urgence ? On passera le démenti plus tard. Que dirais-tu si on le faisait à la date de sortie de ton prochain bouquin ?
La proposition était absurde. Mon prochain bouquin, je ne l’avais pas encore commencé. De toute évidence, une grossière manœuvre de Bariossa pour renvoyer aux calendes la révélation de l’imposture. J’aurais dû refuser net mais j’étais si marqué par la prestation télévisée de Melchior que je n’ai su quoi répondre. Je me suis contenté de dodeliner de la tête comme un brave toutou écrasé. Bariossa m’a raccompagné jusqu’à la porte comme s’il me congédiait et je suis rentré chez moi avec un sentiment de dépossession étrange. Je déambulais à côté de mes pompes. Dans mon entresol, j’ai allumé mon pc et tapé sur un moteur de recherche -chose que je m’étais interdite depuis la diffusion de l’émission- le nom de Benjamin Kiev. Partout, les occurrences avaient explosé et les avis sur son œuvre étaient légion. Ce qui m’a un peu soulagé, c’est que, sur les grands sites des médias, les critiques -car ils m’avaient tous lu cette fois-ci- descendaient en flamme mon cinquième polar. Au moins, grâce à eux, on en revenait à une classique et rassurante normalité. Cependant, en dépit de leurs jugements suintant le mépris et la suffisance -mais que pouvait-on attendre de plus de ces moutons appointés ?- chez les libraires en ligne, non seulement mon dernier bouquin était dans le classement de tête des meilleures ventes mais même mes précédents ouvrages flirtaient avec les premières places.
Le lendemain soir, j’ai décidé de mon propre chef de me plonger dans la rédaction de mon sixième opus. Ce choix n’émanait pas, comme à tort on aurait pu le croire, de la suggestion de Bariossa mais, pour être exact, d’une idée proprement renversante qui, en fin de journée, m’avait carbonisé l’esprit. En effet, pourquoi ne pas, m’étais-je dit, aborder dans mon nouveau polar, de façon fine et subreptice, la question de l’imposture littéraire ? C’était là un projet hardi. Quelle meilleure façon, toute ironique de surcroît, de montrer à mes lecteurs l’étendue de ma palette et de leur faire sentir, derrière le Kiev de façade, inauthentique et si futilement télégénique, un Kiev inconnu, autre et bien plus fascinant. En rentrant du travail, je me suis donc mis à la tâche avec enthousiasme. Je me sentais dans un état de si impérieuse urgence qu’aucune force au monde n’aurait pu s’opposer à ma fièvre. Mes doigts tremblaient d’excitation au-dessus de mon clavier. Je me suis lancé avec dévoration dans l’exploration de mon univers intime. Ca a commencé par des images d’une extraordinaire rutilance, des formules pleines de sève, gorgées de créativité. J’étais en lévitation. Avec ce que je produisais là, dans le ciel littéraire était en train de se dessiner, telle une césure éblouissante, un « avant » et un « après » Benjamin Kiev. Dans un état d’halètement fébrile, comme si mon texte m’était soufflé à l’oreille, j’ai écrit toute la soirée avant que la fatigue ne me gagne. En lâchant mon clavier vers deux heures du matin, j’étais un auteur heureux et repu. L’instant était sans doute venu pour moi d’apprécier, à travers une exquise relecture, l’immensité de mon génie. Je me réjouissais à l’avance de réexplorer la voie périlleuse et verticale dans laquelle je m’étais si vaillamment engagé. Je me suis donc replongé, les yeux caressant les mots, dans ce magnifique premier jet. Et c’est là que peu à peu, au fur et à mesure que je progressais de ligne en ligne, parcourant mes fioritures de phrases, c’est là, dis-je, que j’ai compris que j’avais rarement produit texte plus médiocre. Ma transe scripturale avait pris la forme métaphorique d’un soufflet crevé. Rien d’original ni de vraiment construit n’avait émergé de mon imaginaire. Ma cervelle, se payant de mots, avait pendant des heures tourné à vide tel un moulin à prière.
Les soirs suivants, je me suis calé à mon pc avec la même rage, la même fureur mais sans davantage de résultat. Ce que je pondais se révélait au final creux et sans force. Je ne percevais, à me relire, que la prosaïque matérialité de mon écriture dont les mots, sonores et clinquants, semblaient s’être vidés de tout contenu. J’avais beau façonner des incipit par batterie, m’éreinter sur des esquisses fictionnelles, j’arrivais à ne produire que des lambeaux de phrases. Après plusieurs jours de ce régime douloureux, j’ai décidé de poser auprès de mon employeur mes reliquats de congé, à savoir quatre semaines pleines et entières. Cela me donnerait la possibilité de retrouver le fil, de m’atteler sérieusement à ma tâche. Il me fallait me ressourcer au plus près dans une vraie communion avec la toute puissance du Verbe. J’ai fait un plein de victuailles -essentiellement des conserves- et je me suis littéralement emmuré chez moi, tirant les rideaux, verrouillant ma porte et débranchant téléphone et connexion internet. J’étais obsédé par l’idée d’aborder le thème de l’imposture littéraire, mais plus je m’acharnais sur cette question, plus j’étais dans le brouillard. À la fin de la deuxième semaine, j’ai néanmoins décidé de changer d’angle, peu importe, et d’explorer d’autres thématiques. Mais aucun sujet ne me faisait vibrer et j’en revenais toujours à celui de l’imposture que je triturais pour en définitive sombrer dans un cruel marasme. À l’issue de ces quatre semaines, je me suis rendu compte que je n’avais rien élaboré sinon quelques ersatz de brouillons sans queue ni tête, indignes de ma plume. Tout ce qui jusqu’alors avait fait ma spécificité d’auteur avait bel et bien disparu. Où donc à présent se terrait l’immense écrivain en moi ? Dépité, la veille de reprendre le travail, je me suis reconnecté au net pour me ventiler l’âme. À un moment, je n’ai pas pu m’empêcher de taper mon pseudo sur un moteur de recherche, histoire de prendre quelques nouvelles de ma doublure. Et c’est là que j’ai lu sur plusieurs sites une info selon laquelle le prochain « Benjamin Kiev » était annoncé pour l’automne. J’étais catastrophé. Comment Bariossa avait-il pu passer un tel communiqué sans me consulter ? C’était pure folie. Au lieu de lui téléphoner, je me suis rendu directement dans ses locaux. Sa secrétaire m’a fait patienter et j’ai cru un moment qu’il ne souhaitait pas me recevoir. Mais il est enfin venu me chercher dans l’antichambre d’entrée.
- Que devenais-tu ? m’a-t-il demandé en fermant soigneusement derrière nous la porte de son bureau. Je n’avais plus de nouvelles de toi. J’ai essayé de te contacter à plusieurs reprises.
Je doutais de sa sincérité mais je n’ai pas voulu creuser. Mon désarroi était d’un tout autre jus.
- Il m’arrive une tuile terrible, lui ai-je avoué sans préambule en m’asseyant, un drame intérieur auquel je ne m’attendais pas : depuis que Melchior Rimsky a pris ma place, ma veine créatrice s’est littéralement tarie. Je crois que, pour que je puisse écrire, un complet anonymat était pour moi essentiel.
- Et en quoi ne l’est-il pas ? Personne ne sait que tu es Benjamin Kiev, m’a lancé Bariossa avec une certaine distance.
- C’est vrai. Mais aux yeux du public, j’ai un visage, une voix, une personnalité. Or, cet incognito dont je vous parle devait à peine faire trace. Pour moi, c’était là quelque chose de vital.
- Tu ne crois pas que tu te fais des nœuds pour rien ?
- Absolument pas. C’est pourquoi il me semble nécessaire à présent de lever l’imposture. Sinon, c’en est fini de mon œuvre : Benjamin Kiev n’écrira plus une ligne.
Je m’attendais à ce que Bariossa soit lui-même catastrophé par cette annonce. Il est resté parfaitement coi et même, presque badin et songeur.
- Que tu ne parviennes plus à écrire, a-t-il marmonné, cela n’a plus grande d’importance.
- Plus grande importance !
- Oui. Enfin, tu peux essayer de continuer si tu veux. Je ne t’interdis rien. Mais vois-tu, depuis ta dernière visite, la situation a beaucoup changé. Figure-toi que ton ami comédien s’est pris lui aussi au jeu de l’écriture de polar. Au début, c’était simplement pour entrer dans son rôle, sentir son personnage de l’intérieur, il ne poursuivait pas d’autres buts, mais il se trouve qu’en quelques semaines -et cela malgré un agenda média très serré- il est parvenu à produire un texte de fiction qui, à mon avis, rivalise avec ce qui s’écrit de mieux actuellement en matière de roman noir. À la lecture de son manuscrit, j’en ai à peine cru mes yeux. Pour résumer, je dirais qu’il écrit à ta manière mais -surtout, ne le prends pas mal- avec une espèce de charme indéfinissable en plus.
- Il ne peut tout de même pas signer ses propres textes sous mon pseudo !
- Je ne vois pas pourquoi il se l’interdirait. Aux yeux du public, c’est quand même lui Benjamin Kiev.
- Peut-être mais vous, vous n’ignorez pas que c’est faux et que je suis le seul et unique Benjamin Kiev ! ai-je réagi, la voix toute chevrotante.
- À l’origine, c’est vrai, tu l’étais, a admis Bariossa. Mais tu sais comment parfois les choses évoluent. Et je ne vais pas te sortir la fameuse formule : quand la fiction dépasse la réalité, privilégier la…
- Non, l’ai-je coupé, d’un ton où se mêlaient hargne et douleur intime, inutile de me la sortir.
J’ai vaguement inspiré avant de rebondir.
- Mais lui, Melchior Rimsky, sait parfaitement bien qu’il n’est pas Benjamin Kiev. Il pourrait s’inquiéter de se retrouver un jour devant celui dont il a usurpé l’identité.
- C’est curieux que tu soulèves cette question, a remarqué Bariossa avec un embarras un poil agacé, car c’est justement là un détail auquel lui et moi avons plus d’une fois réfléchi.
- Ah ! ai-je dit, sentant fleurir dans ma poitrine un début de soulagement, au moins Melchior, lui, ça l’inquiète. Il est bien conscient qu’il n’est qu’une doublure et que l’authentique Kiev peut surgir dans son existence d’un moment à l’autre.
- En fait, non, ça ne l’inquiète plus vraiment. Il était inquiet mais je suis parvenu à le rassurer.
- Et de quelle façon ?! ai-je vomi d’un ton virant à l’agressivité.
- Tu veux peut-être boire quelque chose ?
- Non, rien ! Je veux d’abord que vous m’expliquiez !
- Bon, je souhaitais t’en parler avant, a mollement articulé Bariossa, mais, je te l’ai dit, tu n’étais pas joignable. Si bien qu’il a fallu que cette décision, je la prenne seul. Ça n’a pas été facile, crois-moi, mais elle est tout à ton avantage. Voilà, pour lever les scrupules de ton ami, je lui ai simplement raconté que le vrai Benjamin Kiev s’était… enfin, comment dire, avait… avait décidé de… de mettre fin à ses jours.
- De… de mettre fin à ses jours ?!
- Oui, enfin, peu importe, tout ça n’est que fiction… Mais surtout, je lui ai précisé que la dernière volonté du véritable Kiev, c’est que quelqu’un poursuive son œuvre afin que l’usurpation d’identité soit à jamais ignorée.
J’ai eu sur l’instant le sentiment que le bureau où nous nous trouvions donnait de la gîte. Mes jambes et ma mâchoire tremblotaient de concert. Mes mains s’étaient agrippées aux bras du fauteuil.
- Mais comment avez-vous pu avancer une chose pareille !
- Évidemment, je comptais t’en toucher deux mots. En tout cas, ton ami Melchior est un garçon d’une honnêteté remarquable. C’est même ce qui me chagrine le plus car ses scrupules vont avoir une incidence directe sur mon chiffre. Figure-toi qu’il a accepté d’endosser cette identité mais à condition que les cinq polars écrits de ta main soient rapidement retirés du commerce. D’un point de vue éthique, il ne s’imagine pas, sur le long terme, endosser la paternité de livres qu’il n’a pas lui-même écrits. Avoue que c’est là de sa part une décision très honorable.
- Mais dans ce cas, je vais perdre toute existence éditoriale !
- Te concernant, l’expression est peut-être un peu excessive, non ? Mais sois sans inquiétude, je te réserve un petit pourcentage sur les ventes. Je n’ignore pas que tu es l’inventeur du personnage de Benjamin Kiev et tu n’auras pas affaire à un ingrat. D’ailleurs, avec ce que Melchior est appelé à produire, il se peut que tu puisses vivre de tes rentes. Ne prends pas en mal ce que je vais te dire mais, si tu veux mon humble avis, Benjamin Kiev n’a plus besoin de toi pour exister.
- Mais je suis Benjamin Kiev ! ai-je ânonné sans grande force une dernière fois.
Bariossa a levé les yeux sur moi, me fixant avec commisération et lassitude.
- Tu sais, dorénavant, parmi les écrivains –je ne parle pas de toi, hein- beaucoup de petits maîtres mineurs et mythomanes caresseront ce rêve d’être Benjamin Kiev.
En quittant Bariossa, j’avais l’impression qu’on m’avait vandalisé l’âme. J’étais en plein chaos. Mais comment hurler à la face du monde la vérité ? Il aurait fallu pour cela que je me dévoile, et à quoi pouvait prétendre un type à présent dans l’incapacité d’écrire. Quant à une accusation anonyme, rien ne pouvait être plus grotesque et sans portée. Coupant les ponts avec tout le monde, j’ai ruminé ça plusieurs semaines. Une sorte de remâchage en vase clos qui, me rongeant le cœur, se substituait à mes nuits d’écriture. Ce n’est que deux mois plus tard que j’ai découvert dans la vitrine d’une librairie mon sixième opus en exposition. Il venait tout juste de paraître. J’aurais pu m’éloigner de ce lieu maudit, mais non, je n’ai pu m’empêcher de passer le seuil du magasin. Il y avait des piles d’exemplaires du nouveau Kiev sur une table et, d’un geste douloureux, j’en ai pris un et me suis aussitôt rendu à la caisse. Les trois clients devant moi avaient également le nouveau Kiev à la main, à croire qu’il n’y avait que cet ouvrage en vente dans toute la librairie et que le reste n’était que trompe-l’œil. En le payant, je me suis surpris à rougir comme si mes motivations étaient à la fois visibles pour chacun et trop honteuses et, rendu dehors, je ne l’ai pas sorti du sac. Je suis rapidement rentré chez moi, dans mon sous-sol. J’ai verrouillé ma porte, tiré les rideaux puis, à moitié recroquevillé dans mon fauteuil, j’ai ouvert l’ouvrage avec la plus fébrile des impatiences. Et là, il m’a suffi de lire une page du nouveau Kiev pour comprendre que c’était bon. C’était même très bon. C’était bien meilleur que ce que j’aurais été amené à écrire si j’avais pu continuer. Melchior Rimsky avait le truc et même un peu plus que le truc. Il avait ce don, cette grâce d’écriture que, quels que fussent mes efforts, à peu près sûrement, je ne pourrais jamais atteindre. De plus, lui aussi évoquait dans son livre, comme par clin d’œil, la question de l’imposture. Mais d’une façon beaucoup plus fine que je n’aurais su -si j’avais pu- le faire. Il jouait en virtuose sur plusieurs niveaux de lecture. Après avoir lu quelques pages, je suis allé sur le net voir ce que critiques et blogueurs en pensaient. Le polar était unanimement salué. Pour certains, il y avait eu bien plus qu’un saut qualitatif. A l’inverse de ce qui se produit habituellement, écrivait l’un des critiques, c’est au moment même où Benjamin Kiev devient médiatiquement connu qu’il donne enfin la pleine mesure de son talent. D’autres auteurs s’étiolent et s’affadissent sous les feux de la notoriété, Kiev au contraire a su transfigurer son écriture. Son dernier roman est une véritable petite perle stylistique et fictionnelle qu’aucun de ses précédents ouvrages -que d’ailleurs aujourd’hui il renie avec beaucoup de panache- ne pouvait laisser présager.
J’ai lu le roman in extenso, espérant y déceler des faiblesses de conception ou d’écriture. Mais c’était d’une justesse extraordinaire. La structure magnifiait le style. Certains de ses personnages deviendraient un jour des archétypes et, par la grâce de sa créativité visionnaire, Kiev enrichissait l’imaginaire humain. Alors, les jours suivants, j’ai relu à plusieurs reprises l’ouvrage avec des moments de rage, d’autres de dépit et même de souffrances. Devant mon miroir, je me figurais sur un plateau télé, interviewé par des journalistes. Et je prenais les intonations de voix de Melchior, une vague pointe d’accent slave, alors qu’il n’y a pas moins slave que moi. Je singeais sa gestuelle, ses tics, sa façon tellement fine et juste de répondre. Quelqu’un qui écrivait ainsi ne pouvait se comporter et s’exprimer que de cette manière-là. Ma vision des choses, je voulais la caler sur la sienne, je voulais respirer comme lui et, à force de simulacres, humer le monde à travers sa si profonde et authentique sensibilité. De Benjamin Kiev, je me sentais devenu la pâle doublure, le clone grotesque et occulte.
À partir de ces premières lectures, sombres et pleines de douleurs, où l’univers de Benjamin Kiev avait déflagré en moi, je crois que je suis entré dans un autre monde, un monde de grisaille, sans perspective. L’écriture m’était devenue une chimère à laquelle il valait mieux que je renonce. A quoi bon m’échiner à produire quoi que ce fût, Kiev n’avait-il pas commis le polar magistral et définitif que j’aurais rêvé d’écrire ? Désœuvré par mon soudain manque d’horizon personnel, mes loisirs consistaient à me rendre quasi incognito dans les manifestions littéraires où Melchior Rimsky était annoncé. Peut-être cherchais-je à capter quelques fines étincelles de son aura. Afin de n’être pas identifiable, je me grimais légèrement mais très peu pour tout dire, car, des hauteurs d’où à présent il observait le monde, comment aurait-il pu se souvenir d’un type tel que moi ? D’ailleurs, depuis qu’il avait pris l’identité de Benjamin Kiev, je n’avais pas une seule fois croisé ses pas dans ce bar que nous fréquentions l’un et l’autre. Sans doute était-ce mieux. J’avais en effet la claire intuition que sa présence, si irradiante et en surplomb, aurait eu le pouvoir de m’anéantir. Cela n’avait rien d’une lubie car, en vérité, je redoutais réellement, en cas de rencontre, un anéantissement de ma personne. C’est pourquoi, confiné dans mes moisissures intérieures, j’ai peu à peu été envahi par un fantasme assez étrange et un brin simiesque : je voulais, moi aussi, avoir le pouvoir de l’anéantir.
Il se trouve que je possède un vieux Mauser, qui a appartenu à mon grand-père paternel, un Mauser en parfait état de marche, huilé, ainsi que des cartouches pour l’alimenter. Eh bien, afin d’être en situation d’exercer ce pouvoir, je me rendais, comme si ce fut un rituel, cette arme nichée au plus profond de la doublure de mon manteau, à chacune des manifestations où était annoncé Benjamin Kiev. Mais d’entrée, soyons clair : mon but n’était nullement de l’assassiner, seulement d’être en situation, comme je l’ai dit, de pouvoir le faire.
Ce fantasme me jetait dans un tel état d’excitation que par moment je me surprenais en pleine érection. Il y avait bien sûr beaucoup d’inconscience à se promener hors de chez soi avec un Mauser chargé dans son manteau mais j’en acceptais le risque. Après la spoliation spirituelle dont j’avais été la victime, cette curieuse pratique me semblait légitime. Je comptais néanmoins très vite arrêter ce rituel -j’en mesurais trop bien l’incongruité- mais en apprenant que Benjamin Kiev allait dédicacer le week-end suivant au Salon du Livre, je n’ai pas su résister à l’ultime et turgescent plaisir de m’y rendre. En début d’après-midi, le samedi, j’ai donc pris le métro jusqu’à la porte de Versailles. Une foule bigarrée se pressait devant les entrées du parc d’exposition et j’ai pu aisément passer les contrôles. Je me suis rendu tout de suite au stand où devait dédicacer Benjamin Kiev. Il n’était pas encore là mais devant la table où il allait signer, on avait dressé des barrières : il faisait partie de ces rares écrivains dont on devait canaliser le flot des lecteurs. D’ailleurs, de fervents admirateurs l’attendaient déjà.
Je me suis tenu en retrait, guettant son arrivée. Serait-il aussi lumineux que les autres fois ? J’espérais que non. J’étais appuyé contre un des murs modulables délimitant les stands quand une porte invisible s’est ouverte dans mon dos, livrant passage à une attachée de presse -un véritable rêve de féminité- et une équipe télé. Comme je m’écartais pour les laisser passer, j’ai entendu une voix derrière moi.
- Eh bien, que deviens-tu, cher ami ?
Cette voix avait une pointe d’accent ukrainien qui donnait à l’appellation « cher ami » une familiarité douce et empathique.
Il était là, à quelques centimètres, comme s’il s’était matérialisé par magie sur le seuil, et j’ai eu un instant d’incrédulité en le découvrant si benoîtement accessible. Qu’il m’eût reconnu, cela m’a plongé dans un curieux état de sidération. J’ai empoigné, comme pour me rassurer, la crosse du Mauser, toujours dissimulé dans la doublure de mon manteau.
- Pour… Pourquoi ne m’avez-vous ja… Jamais dit, ai-je balbutié, que vous étiez Ben… Benjamin Kiev ?
- Goût de l’incognito, camarade, a-t-il répondu sans que le moindre trouble ne transparaisse dans sa voix. Mais il me semble qu’à l’époque on se tutoyait, non ?
Je m’en souvenais en effet mais maintenant, face au miracle de sa présence, j’en étais incapable.
L’équipe télé souhaitait faire quelques prises images avant le début officiel des signatures et l’attachée de presse s’est adressée à Melchior Rimsky d’une voix d’une suavité inimitable.
- Que dirais-tu, Benjamin, d’être filmé en train de dédicacer ton livre à quelqu’un ?
Melchior a acquiescé à la demande en m’invitant à approcher.
- Cette dédicace sera pour toi, mon ami, m’a-t-il lancé.
Il s’est installé derrière la table où s’entassaient des piles de son livre avant de sortir un stylo.
- C’est mon dernier roman, m’a-t-il dit. Je tiens à te l’offrir.
Incapable du moindre refus, je me suis avancé vers Kiev. Calé sur sa chaise, il rayonnait et je me sentais bien pâle comparé à ce qui émanait de sa personne.
Il a pris un exemplaire de son polar dont il a ouvert la page de garde.
- La dédicace, tu veux que je la mette à quel nom ?… Peut-être tout simplement au tien ?
- Non, ai-je répondu, il faut… Il faut la mettre au nom de… Au nom de Ben… Benjamin…
- Un ami à toi ? m’a demandé Melchior.
- Non, ce n’est pas un ami à moi, c’est moi, ai-je marmonné en sortant soudain l’arme que j’avais dans la doublure de mon manteau. Je suis… je suis… Ben… Benja… Benjam…
Mais je n’ai pas pu achever ma phrase. De ma bouche, rien ne sortait, rien n’était en mesure de sortir, c’était un trou béant.
Il s’est produit un mouvement d’effroi et de recul à l’entour. Le visage de Melchior s’est figé en me fixant. Mais malgré son trouble, il est resté grave et maître de lui-même, magnifiquement Kiev dans l’âme. À peine conscient de la confusion qui s’était instauré près du stand, je brandissais l’arme en tremblant, me convainquant qu’il était l’heure d’en finir. Mais sous l’œil de la caméra qui, pour la première fois de ma vie, me cadrait sans rien perdre de la scène, j’avais l’impression d’être aussi nu qu’un enfant. La mine gauche et stupide, la mâchoire salement distordue, j’ai cherché une direction vers où orienter le Mauser. Et, au lieu de le pointer vers Benjamin Kiev assis à sa table et qu’il m’aurait pourtant été aisé d’effacer de cette insupportable réalité, j’ai tourné directement le canon de l’arme vers mon visage. Je me sentais comme la vermine, le bâtard de son œuvre, réduit à une ombre et dans l’incapacité de lui porter atteinte. Si bien que très lentement, j’ai introduit le phallus métallique du Mauser dans ma bouche. J’étais en rut, plus excité qu’un cloporte. Une souillure visqueuse s’est répandue autour de mon entrejambe. Mon sphincter s’est relâché. Et tout en ayant soin de montrer à la caméra mon meilleur profil, j’ai appuyé sur la détente.